Penser le genre, Christine Delphy

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La lecture du tome 2 de L’ennemi principal de Christine Delphy a été une sacrée révélation pour moi et j’aimerais en faire une synthèse pour ceux qui n’auraient pas le courage de le lire en entier. Ce résumé n’a pas pour but d’être exhaustif, ni d’exposer de façon détaillée tout le raisonnement logique de l’auteure. J’ai sélectionné les passages et les articles qui m’ont le plus marquée, et qui me semblent les plus importants et les plus intemporels. Il faut savoir que ce livre a été publié en 2001 et qu’il est composé d’articles écrits par Delphy dans les années 1980-90, ce qui fait que certains sujets qu’elle a choisis sont inscrits dans un contexte particulier ; ils n’en restent pas moins des sujets pertinents et probablement encore d’actualité, mais je connais trop peu les contextes pour pouvoir m’y attarder sans écrire de bêtises.

J’ai choisi d’organiser cet article en suivant les différents textes qui composent ce livre, mais cela ne doit pas donner l’impression d’un certain éclectisme dans les écrits de Christine Delphy. Malgré l’étalement dans le temps de ses articles, elle reste très cohérente et s’appuie en permanence sur la même méthode d’analyse matérialiste.

Tous les blocs de citation, sauf contre-indication, sont des extraits de L’ennemi principal, tome 2 : Penser le genre. Pour consulter la référence détaillée, voir ici.

 

Préface : critique de la raison naturelle

La préface (écrite par Christine Delphy elle-même) est en fait un condensé des idées développées dans le reste des articles. L’auteure y fait donc un exposé plutôt qu’une démonstration complète (qui sera faite dans les textes suivants).

À propos des différences entre les groupes sociaux (hommes/femmes, Blancs/Noirs, hétérosexuels/homosexuels, etc), qui sont souvent invoquées dans l’analyse des oppressions pour tenter de les justifier, elle affirme :

  1. Les différences supposées entre les groupes sont inventées, et non un fait biologique préexistant.
  2. Ces différences sont des hiérarchies car ce ne sont pas des différences réciproques : elles servent à justifier un traitement inégal et à poser une norme. Elle prend l’exemple des Blancs, qui sont posés comme norme, faisant paraître tout autre groupe social comme différent du groupe des Blancs — tandis que les Blancs « ne sont différents de personne ».
  3. Les groupes sociaux ne préexistent pas à la hiérarchie. C’est la hiérarchie seule qui motive la création de groupe sociaux.
  4. La revendication d’« égalité dans la différence » est de plus en plus prégnante dans les mouvements féministes. Cela inquiète Delphy (qui est contre le différentialisme).

L’idée qu’elle veut exprimer derrière ces affirmations est la suivante : ce n’est pas le sexe qui définit le genre mais le contraire. Le genre est une construction sociale qui donne de l’importance au sexe.

Si le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres.

Delphy est convaincue que ses méthodologies pour l’analyse de l’oppression des femmes pourront servir à déconstruire d’autres oppressions.

Je pense et j’espère que le démontage des blocs du Lego de l’oppression des femmes, justement parce qu’ils ne sont pas spécifiques de l’oppression des femmes, peut et doit servir à d’autres groupes dominés.

Les oppressions étant des constructions sociales, il est possible de modifier notre organisation sociale et donc de libérer les groupes dominés de l’oppression.

 

Le patriarcat, une oppression spécifique

Le travail ménager comme travail productif

Dans ce dialogue, elle montre qu’on doit considérer le travail ménager — majoritairement effectué par des femmes gratuitement — comme un travail ayant une valeur productive. Pour le démontrer, elle prend l’exemple des ménages ruraux qui produisent des légumes pour leur consommation propre : quand on calcule le revenu de ces ménages, on tient compte de ces légumes qui n’ont pourtant pas été échangés contre de l’argent. Or, si on tient compte de certains types de travaux qui ne sont pas échangés contre de l’argent (la production de légumes pour le ménage), on doit tenir compte de tous les travaux qui ne sont pas une source de revenus financiers (le travail ménager).

Comme le travail ménager effectué par les femmes n’est pas rémunéré, cela signifie que les femmes qui le produisent sont exploitées. Delphy affirme qu’on ne peut pas opposer que les femmes seraient « rémunérées » par l’entretien de leur mari, puisque cette rémunération (sa valeur financière) est indépendante de la qualité et de la quantité de travail fourni par la femme. En effet, une femme peut faire le même travail domestique pour un mari riche ou un mari pauvre.

L’auteure souligne qu’habituellement, l’exploitation des femmes dans le travail domestique est vu comme une exploitation du « vilain capitalisme » :

Alors que si on admet qu’il y a une exploitation dans la famille, il devient très difficile de soutenir que les hommes n’en bénéficient pas.

Elle pense que c’est une idée qui gêne beaucoup les personnes qui critiquent son travail.

Lutte des classes

Son analyse du travail domestique des femmes la conduit à considérer qu’il existe une classe de femmes (et une classe d’hommes) au sens marxiste du terme, et donc qu’il existe une lutte des classes entre les hommes et les femmes.

Cependant, elle insiste sur le fait que cette lutte des classes ne doit pas être vue comme une opposition qui rendrait impossible l’amour entre les sexes. Au contraire,

[…] il est impossible qu’il y ait des sentiments authentiques entre deux personnes dont l’une contrôle si absolument l’autre.

La revendication d’égalité entre les femmes et les hommes est donc un progrès pour les relations entre les deux groupes.

Hétéronormativité, sexualité et reproduction

Delphy aborde le problème de la contraception en commençant par déconstruire les présupposés habituels : en effet, la société considère que le rapport sexuel « naturel » est hétérosexuel, et plus particulièrement c’est le coït fécondant qui est l’archétype de toute relation sexuelle. Or, il n’y a aucune raison particulière de ne retenir que cette forme de sexualité tant les possibilités sont diverses. Notre culture nous a appris à considérer le coït hétérosexuel et fécondant comme LA pratique sexuelle, mais c’est une construction sociale. Cela expliquerait, selon Delphy, pourquoi on a besoin de la contraception :

On commence par faire en sorte que les possibilités d’activité sexuelle, qui sont multiples, de chaque être humain, soient dirigées vers une seule sorte de rapport ; on interdit toutes les autres formes de rapports, l’homosexualité, l’autoérotisme, mais aussi les rapports hétérosexuels non coïtaux ; on canalise tout vers cette forme de sexualité qui est la seule fécondante. Ensuite, et c’est assez drôle, on s’en plaint. Et il faut avoir recours à la contraception d’une façon massive ; mais uniquement parce que ce rapport très particulier qu’est le coït bénéficie d’une couverture médiatique et d’une publicité massives également.

 

Libération des femmes ou droits corporatistes des mères

Dans cet article, Delphy constate l’émergence de textes philosophiques/anthropologiques qui tentent de faire une reconstruction « féministe » de l’évolution humaine. Ces reconstructions ont ceci de commun qu’elles postulent :

  • que la génitrice de l’enfant est forcément celle qui va l’élever et celle que l’on appellera la mère
  • que le lien de filiation mère-enfant n’est pas une construction sociale mais une réalité biologique
  • que ces deux affirmations donnent aux femmes la « propriété » des enfants
  • que la propriété des enfants implique un sens de la responsabilité envers la survie du groupe tout entier, donc développe chez les femmes (au contraire des hommes) des compétences particulières de coopération, d’apaisement des conflits, etc. Cela pousse Homo Sapiens à se sédentariser et à développer l’agriculture.

C’est la théorie du matriarcat originel, qui n’a pas été démontrée mais se base sur des suppositions ; en particulier, sur l’hypothèse qu’il a existé un moment où l’espèce humaine n’était pas une espèce sociale et que l’être humain préexiste à toutes nos constructions sociales.

Au contraire, Delphy pense que l’être humain n’existe que socialement : de même qu’un individu fourmi n’existe pas sans fourmilière, l’espèce humaine est intrinsèquement sociale et il est donc très difficile de séparer les réalités biologiques préexistantes des constructions sociales. L’auteure démonte donc les postulats de la théorie du matriarcat originel :

  • la génitrice n’est pas toujours la personne qui va élever l’enfant (exemple des nourrices). De même, la personne qui aura le statut social de « mère » n’est pas forcément la mère biologique (cas de l’adoption).
  • tout lien de filiation est une construction sociale, même le lien mère-enfant.
  • le fait de considérer que les enfants sont la « propriété » des femmes — ou tout autre catégorie sociale — est très problématique, et pourtant ce n’est jamais questionné par les textes qu’elle analyse.
  • tous ces faux postulats servent finalement à une tentative de remettre les femmes au centre de l’Histoire en leur donnant une place de moteur de civilisation (avant d’être « détrônées » par le patriarcat).

Un féminisme matérialiste est possible

Cet article est une réponse à une critique d’un de ses articles faite par deux chercheuses du courant féministe-marxiste américain. La réponse de Delphy est construite à partir du fait que la critique fait une interprétation erronée du marxisme.

D’après Delphy, le marxisme est très souvent réduit à l’analyse du capitalisme qu’a faite Marx grâce aux outils conceptuels du marxisme. Cela conduit à penser que c’est le capitalisme qui a engendré toutes les oppressions, notamment l’oppression des femmes. Selon Delphy, c’est une position plus confortable pour certaines féministes car cela permet de rejeter la faute sur une entité abstraite, le capitalisme, et non pas sur la société et en particulier les hommes.

Pourquoi cette interprétation du marxisme est-elle fausse ? En réalité, Marx a fait bien plus que la seule analyse du capitalisme. Le marxisme est un ensemble d’outils conceptuels qui s’appuient sur des principes matérialistes. C’est à partir de ces outils conceptuels qu’il s’est attaqué à une critique du capitalisme dans Le Capital.

Delphy définit le matérialisme ainsi :

Une théorie de l’histoire, où celle-ci s’écrit en termes de domination des groupes sociaux les uns par les autres.

Le matérialisme considère que ce sont les moyens de production qui expliquent pourquoi la société s’organise d’une façon plutôt que d’une autre. Cela signifie qu’être matérialiste, c’est prendre pour point de départ l’exploitation de groupes sociaux par d’autres groupes. C’est partir de l’oppression de certains groupes sociaux pour comprendre l’organisation de la société ; à l’inverse de la position naturaliste, qui consiste à expliquer l’oppression par des postulats sur la biologie.

Sachant que le marxisme, dans sa définition première (et non sa réduction à l’analyse de l’exploitation capitaliste) est un matérialisme dialectique et historique, on en déduit qu’être marxiste, c’est penser que les évènements historiques sont influencés par les rapports sociaux (et non l’inverse).

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.

Karl Marx, Préface de la contribution à la critique de l’économie politique

On voit que Delphy est donc bien « marxiste » dans le sens où elle suit le matérialisme de Marx.

Le marxisme étant matérialiste, il prend pour point de départ les oppressions. On peut donc l’utiliser en prenant pour point de départ l’oppressions des femmes. Cela explique le titre de l’article : un féminisme matérialiste est possible.

 

L’état d’exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée

On peut distinguer en France deux types de droits : le droit dit « commun », censé s’appliquer à tout le monde, et des droits spécifiques, qui s’appliquent majoritairement dans le cadre de la famille. On a donc un parallèle entre l’axe droit commun/droits spécifiques et l’axe public/privé. Le propos de Delphy dans cet article est de montrer que le domaine privé n’est pas une catégorie naturelle sur laquelle s’appuient les droits spécifiques ; mais qu’au contraire, ce sont les droits spécifiques qui définissent la limite entre public et privé.

Parmi les « droits spécifiques », il en est qui ne sont pas explicitement définis dans la loi mais qui sont des droits « de fait ». Par exemple, le fait que la police hésite à intervenir lors d’une dispute conjugale — sous le prétexte que « c’est une affaire privée » — est une forme de non-régulation de la violence conjugale (qui rappelons-le est majoritairement exercée par les hommes sur les femmes). On peut retrouver d’autres exemples de droits qui ne sont pas inscrits dans la loi quand on examine les difficultés pour une victime de viol de porter plainte, de fournir des preuves et d’avoir gain de cause. Ces conditions installent un « droit de violer » qui n’est pas formel mais factuel.

Cette réflexion entre public et privé conduit Delphy à étudier la condition d’un autre groupe social ayant une place particulière dans la famille : les mineurs. Ce groupe est temporairement (pendant 18 ans !) privé de ses droits civiques et  et d’une partie de ses droits pénaux, car le mineur est représenté par ses parents. Cela pose problème quand l’enfant est victime de sévices parentaux. Jusqu’en 1993, le mineur victime d’agression de la part de ses parents était représenté au tribunal par l’avocat de l’offenseur (l’article de Delphy date de 1995).

À l’argument que cette privation de droits est en fait une façon de protéger les mineurs, Delphy répond :

Or, si l’on examine le statut des enfants sous l’angle juridique, il correspond de façon frappante à une privation de droits, du même type que celle dont les femmes étaient victimes dans ce pays jusque bien avant dans la seconde moitié du 20e siècle.

Ici encore, Delphy rejette le naturalisme qui justifie un pareil traitement des enfants en considérant qu’ils font partie d’une catégorie « naturelle » et biologiquement déterminée. En effet, on range dans la catégorie « mineurs » une grande variété d’êtres humains : nourrissons dépendant d’adultes pour survivre, enfants relativement autonomes, adolescents voire pré-adultes en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels. Cette catégorie n’est pas homogène et elle est déterminée de façon arbitraire : cela est démontré par le fait que la majorité peut varier selon les pays, et que certains pays définissent plusieurs âges de majorité (majorité civique, majorité sexuelle, droit d’obtenir le permis de conduire, droit d’acheter de l’alcool…).

D’autre part, le fait que les enfants — ou en tout cas une partie — soient physiquement dépendants de leurs parents ne justifie pas non plus la déchéance civique. Les enfants partagent par exemple leur incapacité de s’occuper d’eux-mêmes avec les personnes très âgées ou malades, et pourtant ces adultes « incapables » ne sont pas déchus de leurs droits.

Delphy résume son raisonnement avec trois hypothèses :

  • le groupe « les enfants » n’a pas de réalité — d’unité — autre que celle de son statut juridique ;
  • la base de ce statut est une privation de droits (encore plus extrême que celle des femmes mariées avant les réformes du Code civil) ;
  • enfin, de la façon la plus paradoxale qui soit, c’est au nom du « besoin de protection » des enfants qu’ils sont laissés à l’arbitraire d’autres personnes privées et que l’égale protection de la loi […] leur est refusée, en particulier la protection contre leurs « représentants légaux », c’est-à-dire leurs parents.

Egalité, équivalence et équité

Cet article parle du rapport du gouvernement français publié en 1994 suite à la signature de la convention des femmes (Cedaw) de l’ONU. Le contexte politique et diplomatique est bien décrit par l’auteure et la comparaison des objectifs de Cedaw avec le rapport français est intéressante. Toutefois, je ne vais pas m’attarder sur cela car je préfère exposer les définitions des trois termes qui composent le titre du texte.

Selon Delphy, il existe trois positions types dans l’analyse des rapports sociaux hommes-femmes et les débats féministes :

  • position pour l’équivalence (ou « égalité dans la différence ») : les hommes et les femmes ont des rôles différents dans la société, de par leur nature différente. Ces rôles doivent cependant être considérés comme ayant une valeur égale.
  • position pour l’équité : la différence de traitement entre les sexes est sociale, mais elle a un fondement biologique. On doit donner aux femmes une égalité des chances, mais on ne peut pas corriger les inégalités de fait.
  • position pour l’égalité : des différences existent. Quand ces différences sont biologiques, elles ne justifient pas pour autant un traitement inégal (tout comme l’âge, la race, etc). Quand les différences sont sociales, elles sont le résultat d’un processus de domination et doivent donc être corrigées. On doit rechercher l’égalité de fait et non uniquement une égalité formelle.

Voici une illustration de chacune des trois positions par la différence du marché de l’emploi des femmes et celui des hommes (c’est moi qui illustre, pas Delphy) :

  • exemple de traitement équivalent : les hommes ont un travail salarié pendant que les femmes restent à la maison pour effectuer le travail ménager. C’est dans la nature de chaque sexe et c’est bien comme cela : « chacun chez soi ». On ne doit cependant pas dévaloriser le rôle des femmes.
  • exemple de traitement équitable : les femmes ont le droit d’être payées autant que les hommes pour le même travail. Le fait qu’elles occupent souvent des postes sans responsabilités, mal payés, à temps partiel, etc… est un choix de leur part et la société ne peut rien y changer : elles ont ce qu’elles méritent.
  • exemple de traitement égalitaire : si les femmes occupent plus souvent que les hommes des postes à temps partiels, c’est parce que le système patriarcal les exploite et qu’elles sont obligées d’effectuer la majorité du travail domestique et de l’élevage des enfants (et donc de sacrifier leur carrière). Pour rétablir l’égalité de fait, on doit prendre cet aspect en compte et tenter de le corriger.

 

Genre et classe en Europe

Dans ce texte, l’auteure aborde surtout des problématiques économiques. Elle explique que le système d’oppression et d’exploitation des femmes les maintient (ou tente de les maintenir) dans une situation de dépendance économique. On voit effectivement que, dans les pays européens, les femmes sur le marché du travail — sans compter les femmes au foyer donc — sont en moyenne payées 30% de moins que les hommes (l’article date de 1996) ; qu’en outre, une femme divorcée perd en général en niveau de vie. Selon Delphy, cela s’explique de plusieurs façons :

  • par la discrimination pure et simple « à travail égal » […] ;
  • par la ségrégation verticale : les femmes dans chaque profession ou catégorie socioprofessionnelle occupent les positions les plus basses ;
  • par la ségrégation horizontale : l’existence de branches où il n’y a que des femmes, et où sont la majorité des femmes, et qui sont globalement sous-payées. […]

On peut ajouter à la ségrégation verticale le fait que ce sont majoritairement les emplois féminins qui sont à temps partiel. L’auteure donne aussi l’exemple des femmes qui travaillent gratuitement pour leur mari (femmes d’agriculteurs, de commerçants, d’artisans, de médecins, …).

Le produit de leur travail est bel et bien porté et vendu sur le marché, mais […] il est vendu comme le travail du mari, et elles n’ont aucun droit sur le revenu engendré par leur travail.

C’est ce que Delphy a appelé dans un article de 1970 le « mode de production domestique » : le chef de famille mâle s’approprie la force de travail de la femme, mais également parfois des enfants et d’autres membres de sa famille.

Lorsque l’on rajoute le problème du travail ménager effectué gratuitement par les femmes, on se rend compte que les femmes qui sont en couple et qui travaillent ont une journée type de 8h puis une « seconde » journée de travail de 3 ou 4h à la maison pour faire le ménage, la cuisine, etc ; tandis qu’un homme, pour acquérir son indépendance financière, aura une journée type de 8h — et sera souvent mieux payé ! À l’autre bout du spectre, les femmes « inactives » qui restent au foyer travaillent en moyenne un peu moins, mais sont dans une dépendance financière totale vis-à-vis de leur conjoint.

À propos du travail ménager, l’auteure ajoute que lorsque dans un couple hétérosexuel la femme est à temps partiel, elle a encore plus de mal à demander un partage égal du ménage : elle est vue comme ayant plus de « temps libre » et elle n’a de toute façon plus de poids économique pour négocier puisqu’elle gagne encore moins en proportion du salaire de son mari.

Selon Delphy, la politique « familiale » du gouvernement français dans les années 1980-95 a été faite pour décourager les femmes à entrer ou à rester sur le marché du travail. Ces mesures, en apparence protectionnistes pour les femmes, encouragent en fait leur dépendance financière.

Ce que j’en pense

J’ai beaucoup apprécié cet ensemble de textes et j’en recommande la lecture à ceux·elles qui voudraient aller plus loin. Pour moi, le plus important est de comprendre le courant de pensée matérialiste qui refuse les idées naturalistes et essentialistes, et surtout qui remet en cause beaucoup de constructions sociales qui sont considérées comme des vérités naturelles et biologiques.

La principale qualité de Christine Delphy est sa rigueur. Elle ne saute jamais d’étapes dans ses raisonnements logiques et prend soin d’épuiser toutes les possibilités avant d’exposer sa conclusion. Cela donne parfois l’impression qu’elle se répète un peu mais je n’ai pas trouvé ça dérangeant. D’autre part, elle est capable d’expliquer des concepts complexes avec des mots simples, malgré le haut niveau d’abstraction de ses articles et la profondeur de ses analyses. Mis à part quelques concepts particuliers propres à son domaine de travail (matérialisme, essentialisme, etc dont elle fournit une définition), le vocabulaire est très accessible.

J’ai la ferme intention de dénicher le tome 1 pour le lire lui aussi. Si vous voulez lire des textes de cette auteure sans attaquer directement un livre entier, vous pouvez consulter ce site qui recense beaucoup d’articles qu’elle a écrit :

http://lmsi.net/?page=recherche&recherche=christine+delphy

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