Le cerveau a-t-il un sexe ? par Catherine Vidal

Ceci est un résumé de la conférence donnée par Catherine Vidal, neurobiologiste qui siège au comité d’éthique de l’Inserm.

(Note de la rapportrice : les sexes considérés dans cette conférence sont uniquement les « hommes » et les « femmes », sans mention des personnes non binaires, trans* ou intersexe, et sans définition préalable de ce que regroupent les catégories hommes et femmes.)

De nombreuses personnes gardent des préjugés naturalistes (on dit aussi « essentialistes », ou « différentialistes ») concernant les facultés cognitives des hommes et des femmes. Ces préjugés collent généralement aux stéréotypes de genre. Par exemple, les femmes sont réputées être meilleures en multitâches que les hommes (enfin elles sont surtout multitâches quand il s’agit de gérer la cuisine le ménage la vaisselle et les enfants à la maison…). Les hommes en revanche sont souvent considérés comme étant plus naturellement doués en matières scientifiques, en représentation 3D et en orientation spatiale.

En réalité, les seules différences constatées entre le cerveau masculin et le cerveau féminin concernent les régions qui contrôlent les fonctions associées à la reproduction (par exemple, la zone du cerveau qui déclenche l’ovulation tous les mois chez une grande partie des femmes n’existe pas chez la plupart des hommes).

Stéréotypes sur les facultés cognitives

Passons en revue quelques stéréotypes de genre concernant les fonctions cognitives des deux sexes.

1. Les femmes seraient multitâches

Ce stéréotype a pour origine une étude de 1982 qui a mesuré la taille du corps calleux de cerveaux de femmes et d’hommes. (Le corps calleux est la partie située entre les deux hémisphères du cerveau, qui servirait à la communication entre ces deux hémisphères. Pour plus d’infos voir l’article Wikipédia.)

En constatant que les femmes avaient un corps calleux plus épais que les hommes, les chercheur·se·s en ont conclu que les hémisphères des cerveaux des femmes communiquaient plus facilement et que par conséquent les femmes avaient plus de facilité à réaliser plusieurs tâches en même temps.

Cette étude soulève plusieurs critiques :

  • seulement 20 cerveaux ont été étudiés ! Ce n’est pas du tout suffisant pour tirer des conclusions statistiques valables.
  • les cerveaux étudiés à l’époque étaient des cerveaux morts dans du formol. Aujourd’hui nous pouvons, grâce à l’IRM, vérifier que l’épaisseur du corps calleux ne joue aucun rôle dans la qualité de la communication entre les deux hémisphères du cerveau. La conclusion de l’étude est donc pour le moins expéditive.

Nous avons de toute façon actuellement des études qui ont montré qu’il n’y avait pas de différence statistiquement significative entre les cerveaux des deux sexes concernant la taille du corps calleux.

2. Aux femmes le langage et la communication (hémisphère gauche), aux hommes les sciences et l’orientation (hémisphère droit)

Cette théorie daterait de 1968 (mais je n’ai pas retrouvé l’étude à la source, s’il y en a une). Elle est encore largement partagée, notamment par l’ancien président de l’université de Harvard, Larry Summers, qui a affirmé en 2005 que si les femmes étaient moins nombreuses dans les filières scientifiques, c’était tout simplement parce qu’elles ont une incapacité innée à réussir en sciences. Heureusement ce discours lui a coûté son poste…

Alors, qu’en disent les études scientifiques rigoureuses ?

Lorsqu’on étudie des jeunes enfants entre 3 mois et 5 ans, on ne constate pas de différences dans les aptitudes en mathématiques. En revanche, on voit apparaître statistiquement des différences de performances vers l’âge de 10 ans.

Test 1a : si on prend l’exemple d’un test de rotation mentale d’un objet 3D (voir image ci-dessus) en général les hommes (les garçons) sont meilleurs que les femmes (les filles) du même âge.

Cependant les résultats sont différents quand on fait passer des variantes de ce test :

Test 1b : si on demande aux femmes (et aux filles) de s’entraîner avant le test (grâce à des jeux conçus exprès), elles obtiennent les mêmes scores que les hommes (et les garçons).

Test 1c : on prend deux groupes A et B. Avant de faire passer le test, on diffuse un message stéréotypé sur les aptitudes respectives des deux sexes, du type « les hommes sont meilleurs que les femmes » (stéréotype négatif) ou l’inverse (stéréotype positif). Alors on obtient les résultats suivants :

  • dans le groupe A qui a subi le stéréotype négatif envers les femmes, les femmes font 42% d’erreurs
  • dans le groupe B qui a subi le stéréotype positif envers les femmes, les femmes font 28% d’erreurs

Lorsqu’on demande aux cobayes si elles ont été influencées par le message stéréotypé, elles répondent que non !

Ce test montre l’impact de la charge émotionnelle sur les performances intellectuelles (une augmentation de la charge émotionnelle va se traduire par une diminution des performances intellectuelles). Voilà pourquoi il est néfaste pour les performances des filles de leur répéter à longueur de journée qu’elles ne sont pas faites pour les sciences…

Cerveaux sexués ou plasticité cérébrale ?

Existe-t-il des variabilités de structure ou d’utilisation du cerveau entre les deux sexes ? Des chercheur·se·s ont fait passer une IRM à des personnes en train d’effectuer du calcul mental : en regroupant des personnes qui ont réalisé les mêmes performances de calcul, on constate que les zones activées ne sont pas différentes selon le sexe des personnes. Plus précisément, on constate que les variabilités entre individus de même sexe dépassent les variabilités entre les sexes. Autrement dit, nous avons tous un cerveau tellement différent de notre voisin·e que les différences qu’on pourrait constater entre les sexes ne sont pas significatives.

1. Comment se construit le cerveau ?

Quelques chiffres : un cerveau humain adulte comporte environ 100 milliards de neurones, et 1 million de milliards de synapses (connexions entre des neurones). Cela signifie que chaque neurone de notre cerveau est connecté en moyenne à 10000 autres neurones quand nous atteignons l’âge adulte.

Les neurones sont fabriqués pendant le développement du fœtus, mais la mise en place des connexions se fait après la naissance. Quand on compare les connexions dans le cerveau de nourrissons à des âges différents, on voit clairement une augmentation de la complexité plus l’enfant avance en âge. En résumé, ce qui est inné c’est les neurones, ce qui est acquis c’est le câblage…

Cela s’appelle la plasticité cérébrale. Cette plasticité est tellement importante dans le développement du cerveau qu’on a constaté que même les vrais jumeaux ont des cerveaux différents (c’est-à-dire câblés différemment).

Le développement du système visuel par exemple peut aider à comprendre le processus de développement du cerveau. Un enfant n’acquiert une vision comparable à celle d’un adulte qu’à partir de 5 ans ; auparavant il lui a fallu des stimuli lumineux pour entraîner son système visuel. C’est la même chose avec le cerveau, il nécessite des interactions sociales, des activités de motricité, des activités intellectuelles pour se développer.

Pour illustrer ce phénomène, on peut citer une expérience faite chez des pianistes : on constate que le cortex dans les zones contrôlant la coordination des doigts et l’audition est plus épais chez ces personnes que chez des non-musiciens. Cela nous permet au passage de constater que le talent musical vient principalement de l’entraînement, et non d’un don naturel à la naissance.

On peut aussi regarder une autre expérience, dans laquelle des adultes ont appris à jongler : 3 mois suffisent pour épaissir les zones concernées par les compétences de jonglage. On remarque également un amincissement de ces zones lorsque l’entraînement est suspendu pendant une certaine période. Cela montre que cette plasticité est réversible.

Une note positive sur le sujet : des études avec des personnes de 60 ans ont montré que la plasticité cérébrale est toujours possible à un âge avancé !

2. La plasticité impacterait la conscience de genre

Un enfant ne commence à s’identifier à un genre féminin ou masculin qu’à partir de 2 ans et demi. Mais auparavant, on a déjà genré son environnement ! (Exemples : la déco de sa chambre, ses jouets sont souvent genrés, les adultes n’interagissent pas de la même façon, etc.) L’identité genrée/sexuée est une construction, pas une donnée à la naissance.

Cela amène à la conclusion que le concept de genre ne nie pas la réalité biologique ; au contraire, la réalité biologique de la plasticité du cerveau confirme que c’est bien un concept utilisable et non une théorie fumeuse qui contredirait la biologie.

3. Le rôle des hormones

Il n’y a pas de relation entre la concentration hormonale et les comportements sexuels (ni les autres comportements). Il n’y a pas non plus de lien entre le sexe et les concentrations hormonales (les hommes ont aussi des hormones dites féminines et les femmes des hormones dites masculines).

Il n’y a pas non plus de loi hormonale qui dicterait les humeurs (en dehors de certaines pathologies particulières). Par exemple, chaque femme (qui a un cycle menstruel) a sa propre façon de vivre son cycle menstruel, il n’existe pas de loi générale qui pourrait s’appliquer à toutes les femmes. De la même façon, on ne peut pas expliquer la violence des hommes parce qu’ils auraient une concentration plus grande en testostérone.

L’importance de la neuro-éthique

L’imagerie par IRM a apporté de grandes avancées dans les recherches scientifiques sur le cerveau, mais pose tout de même des problèmes éthiques :

  • elle incite à réduire la personne humaine à une image colorée du cerveau (réification de la pensée humaine) ;
  • elle induit une fascination pour les images du cerveau, ce qui amène à les considérer comme des preuves scientifiques irréfutables.

C’est pourquoi la neuro-éthique est importante : elle doit 1) éviter les dérives de l’interprétation des images IRM, et 2) éveiller les chercheur·se·s sur l’impact de leurs travaux dans un contexte social et politique.

En effet il ne faut pas laisser nos préjugés l’emporter et utiliser la science comme confirmation des stéréotypes.

Au XIXème siècle, des « scientifiques » faisaient des mesures de la taille du cerveau pour montrer que les hommes étaient intellectuellement supérieurs aux femmes, les Blancs supérieurs aux Noirs, les patrons supérieurs aux ouvriers…

Au XXIème siècle, l’IRM nous montre la plasticité du cerveau, mais la persistance d’une idéologie du déterminisme biologique peut nous pousser à tirer des conclusions fausses.

Conclusion : les études scientifiques doivent participer à construire une culture de l’égalité.

Insoumission à l’école obligatoire, Catherine Baker

Insoumission à l’école obligatoire est un essai adressé à la fille de l’autrice, Marie. Baker n’a jamais mis sa fille à l’école ─ et cette dernière n’a jamais demandé à y aller ─ et elle souhaite expliquer ses raisons.

Baker n’a pas non plus fait « l’instruction en famille » à sa fille. Elle ne propose pas une autre forme de scolarisation, mais bien une déscolarisation totale.

Contre tout ce qui est obligatoire

D’emblée Baker précise que son rejet de l’école n’a pas pour cause une mauvaise expérience personnelle de l’école, mais parce qu’elle considère qu’on s’est « servi de notre jeunesse à des fins mercantiles de rentabilisation de notre société ».

Pour autant, elle n’invalide pas non plus les arguments qui proviendraient d’anciens cancres qui auraient détesté l’école. Je pense qu’elle souhaite surtout balayer tout de suite les doutes qui pourraient pousser les lecteurs·rices à décrédibiliser son propos pour cette raison.

Les enfants vont à l’école parce qu’on les y oblige. C’est la première chose à regarder en face.

Mais le pire, c’est qu’on nous oblige, adultes, à ne pas y aller ! Si elle n’était jamais obligatoire, une école qu’il resterait à imaginer pourrait intéresser l’un ou l’autre à un moment de sa vie.

[…]

Nous refusons tout service national, scolaire ou militaire ; d’abord parce qu’il est obligatoire, ensuite seulement parce qu’il est malfaisant.

Le côté obligatoire de l’école est donc avancé comme raison suffisante de s’y opposer, ce qui correspond à l’idéologie libertaire de Baker. Celle-ci refuse l’étiquette d’anarchiste ; sans connaître très bien ce mouvement, je trouve quand même que ses propos s’en rapprochent beaucoup : elle est contre l’État et toute forme d’institution étatique. Notamment contre les diplômes qu’elle considère comme inutiles et mêmes nuisibles ; elle prône à la place une forme d’apprentissage par un·e maître·sse expérimenté·e à un·e élève motivé·e.

Elle compare les diplômes aux casiers judiciaires ; elle a aussi écrit un livre contre la prison et toutes les formes d’incarcération. On peut lire son manifeste abolitionniste de la prison ici (lecture très rapide). Le parallèle qu’elle fait entre l’enfant et le malfaiteur, entre l’école et la prison, entre les professeurs et surveillants de l’école et les geôliers est frappant : on surveille les enfants comme on surveille les prisonniers.

Contre les canons de la pensée

Baker attaque également le contenu des programmes scolaires, pas tant sur le fond ─ bien qu’elle ne l’approuve pas non plus ─ mais carrément sur le principe. On peut justement y fourrer tout et n’importe quoi, selon l’idéologie dominante ─ comprendre : le bon vouloir du gouvernement.

L’école sait se plier et sait faire plier à toutes les exigences de qui gouverne. Faut-il former des aristocrates ? On forme des aristocrates. Des patriotes ? Va pour les patriotes. Des humanistes ? En voici. Des communistes ? Comment donc. Ces buts répondent à la demande d’un groupe social possédant momentanément le pouvoir politique. Ils ont en commun d’être des buts.

Au contraire, Baker et ses compagnons qui ont déscolarisé leurs enfants ne veulent absolument pas imposer un moule à leurs enfants. Sur ce point, elle rejoint les principes anti-éducatifs et anti-pédagogiques d’Alice Miller.

Les programmes scolaires, c’est un fait, peuvent sembler parfaitement hétéroclites. Va-t’en savoir pourquoi on a tenté de m’enseigner la trigonométrie et pas la médecine, pourquoi j’ai su par cœur le nom de tous les fleuves de Chine sans jamais avoir entendu prononcer le nom du canal près duquel j’étais née, pourquoi on s’est évertué, bien en vain, à m’enseigner trente-six points de tricot mais pas à sculpter le bois. […] Je ne dis pas – oh non – qu’il est sans intérêt de savoir tricoter ou peindre. Je dis que ce qu’on apprend en classe ne répond à rien de rationnel mais surtout – et c’est pire – à rien de volontairement irrationnel.

Le choix de ce que l’on apprend à l’école n’est pas fait pour profiter aux élèves, mais il est fait dans un objectif utilitariste : j’apprend ce qui est considéré comme utile à la société, non ce qui peut m’être utile personnellement ni ce qui me plaît voire me passionne. Et même les matières sélectionnées parce qu’utiles à la société n’ont pas forcément une supériorité incontestable sur d’autres matières non sélectionnées (trigonométrie versus médecine).

Bien que le contenu de l’enseignement ne soit pas, aux yeux de Baker, un point très pertinent dans le débat ─ elle est carrément contre le principe des programmes scolaires, quel que soit leur contenu ─, elle n’est pas d’accord avec les valeurs que le système scolaire transmet, non pas par le biais des programmes, mais par le fonctionnement même de l’école et la discipline scolaire.

On a vite fait le tour des valeurs réelles « objectives » que transmettent la crèche et l’école : l’esprit prévaut sur le corps, le devoir sur le plaisir, l’adulte sur l’enfant, le conformisme sur l’originalité, l’obéissance sur la responsabilité, la répétition sur la créativité.

Certains avancent que le foyer familial est aussi un lieu d’endoctrinement et de coercition, et que l’école permettrait de contre-balancer la famille. Baker y oppose la constatation qu’il lui semble plus facile de se défaire de l’emprise de sa famille que de celle de l’école. Ce passage n’est pas très développé et manque à mon goût d’une analyse plus profonde.

Contre la très manifeste injustice de l’école

Les enfants et surtout les enfants de cadres supérieurs sont vus comme une ressource, un potentiel qu’il faut exploiter au maximum en le mettant à l’école, sans quoi il est gaspillé. Là encore l’autrice proteste contre le fait de projeter des objectifs sur son enfant au lieu de souhaiter son épanouissement, quelle que soit la forme qu’il prend.

Pour montrer l’injustice de l’école obligatoire ─ et soi-disant égalitaire ─, elle cite des statistiques (datant des années 80 mais je doute qu’elles aient beaucoup changé) sur l’accès à l’université selon la profession des parents. Sans surprise, ce sont les cadres supérieurs qui ont le plus de chances de mettre leur enfant à l’université. Elle réfute l’argument selon lequel la réussite scolaire serait impactée par des facteurs génétiques, en citant une étude de Michel Schiff (dont on peut retrouver des résultats ici) qui montre que des enfants de travailleurs manuels adoptés par des cadres ont les mêmes probabilités de réussite scolaire que les enfants biologiques de cadres.

L’égalité des chances à l’école est une illusion : les classes sociales élevées connaissent très bien le système et facilitent la réussite scolaire de leurs enfants en leur faisant sauter des classes ─ il est prouvé que plus un enfant entre en sixième précocement, plus il ou elle a de chances de faire des études supérieures ─, en les mettant dans les classes de « bon niveau » où les élèves font de l’allemand ou du grec…

Pendant ce temps, les classes sociales moins favorisées espèrent encore que l’école favorisera l’ascension sociale de leurs enfants, alors que les statistiques montrent que non seulement ils ont moins de chances de réussir à l’école, mais qu’en outre ils obtiennent généralement des diplômes moins valorisés sur le marché du travail. Et pourtant, la société continue à entretenir l’idée que l’école, si on est suffisamment méritant, est LA voie pour se sortir de sa condition de pauvre ; en corollaire, quand on ne réussit pas sa scolarité, c’est qu’on ne le méritait pas.

Chez ceux qui n’ont pas fait d’études, on croit donc à l’école exactement
comme on joue au tiercé […].

Mais, surtout, la fameuse démocratisation [de l’école] prouve aux plus défavorisés qu’on a tout fait pour eux et que s’ils ratent le passage dans le second cycle, c’est qu’il n’y avait rien à tirer de leur minable cerveau. Ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Contre la trouille

Baker raconte qu’elle a été une élève sage et appliquée, et pourtant cela ne lui a pas épargné de ressentir la peur : elle explique que les humiliations et punitions subies par les cancres la terrifiaient, et qu’elle préférait « ramper » pour se faire aimer de ses institutrices plutôt que de risquer de se faire réprimander. Malgré tout ses maîtresses étaient gentilles et compréhensives ; pas besoin d’être physiquement violent·e pour terroriser une classe d’enfants de sept ou huit ans.

Les élèves sont à la merci de leur professeur·e ; aucun geste, mot ou déplacement ne leur est permis sans l’autorisation expresse de l’enseignant·e.

« Monsieur, je peux faire pipi ?

– Attends la récréation. »

Cinq minutes plus tard :

« Monsieur, je tiens plus.

– Ça t’apprendra. »

Presque toute la classe rit. Le maître, magnanime, prend un air sévère :

« Bon, tu sors. Mais c’est la dernière fois. Et en rentrant, tu me récites la table de sept. Dépêche-toi. »

L’instituteur n’a pas conscience que cinq ou six paires d’yeux dans la classe le regardent avec une sorte d’horreur. Ils savent ce que c’est que l’envie de faire pipi et ils comprennent, de la vessie à la tête par tous les frissons, qu’ils dépendent d’un maître, qu’ils sont comme des chiens, des chiens à qui on fait apprendre la table de sept. Ils sont avec un maître-chien qui les dresse.

On considère qu’il est normal d’exiger des enfants qu’ils obéissent aux adultes sans broncher, qu’ils supportent les humiliations et les règles aussi absurdes que de ne pas pouvoir aller aux toilettes quand ils en ont envie. Si l’on imaginait des personnes adultes dans cette position, le mot « torture » nous viendrait vite à l’esprit… Pourtant, nous acceptons de traiter nos enfants ainsi.

Jamais personne n’oserait s’adresser à un adulte comme on parle ordinairement aux enfants. Fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour, mets pas tes mains, tiens-toi droit, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t’en, reviens vite, m’énerve pas, jette ça, garde-le, éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la bouche, baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t’as pas le droit, c’est pas de ton âge, mets ça, souris, lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout…

Même avec des parents aimants et attentionnés, l’humiliation fait partie du quotidien de l’enfant, que ce soit dans le fait de recevoir des ordres toute la journée ou dans la façon dont sont formulés ces ordres. La punition est elle aussi souvent un traitement rendu volontairement encore plus humiliant.

[…] toute punition se veut humiliante et n’importe quel adulte, comme tout enfant, mourrait de honte si on le fessait cul nu devant trente collègues, n’importe quel adulte rougirait ou pâlirait si on lui faisait remarquer devant ses voisins qu’il ne sait pas grand-chose et n’importe quel adulte aurait envie de tuer si on lui ordonnait de lire à voix haute en public la lettre qu’il écrit à son amante ou amant pendant ses heures de bureau.

L’autrice parle de l’école expérimentale de Summerhill, racontée par Alexander Sutherland Neill dans Libres enfants de Summerhill. Dans cette école, les enfants ont les mêmes droits et le même poids que les adultes et aucune mesure disciplinaire n’est utilisée. Bien que les enfants puissent casser des vitres « en toute liberté «, Baker souligne que ce n’est pas cet aspect qui prouve qu’ils sont libres, mais l’attitude des adultes envers eux : ceux-ci leur laissent de l’espace et les respectent comme ils respecteraient des personnes adultes indépendantes. Les rapports enfants-adultes ne sont pas fondés sur « le droit et la peur, le permis et l’interdit ».

Contre l’oppression des adultes sur les enfants

L’enfant est la propriété de l’adulte. C’est sa petite chose. Il peut en faire absolument ce qu’il veut (sauf le soustraire à l’emprise de l’État qui demeure le Grand Propriétaire).

Baker remet en cause la notion d’enfance (tout comme Christine Delphy) et avance qu’il n’y a pas de différence essentielle entre un enfant et un adulte, et que ce statut d’enfant a été créé pour justifier la prise de pouvoir des majeurs sur les mineurs.

Elle raconte un épisode où elle a voulu offrir une robe à Marie lorsqu’elle avait quatre ans, et celle-ci a choisi une robe jaune que sa mère a trouvée affreuse. Devant l’insistance sa fille, elle achète cette robe jaune qui s’avère finalement lui aller parfaitement et deviendra un des vêtements préférés de sa fille. Baker en tire comme leçon que les enfants savent mieux qui quiconque ce qui leur convient.

Chaque individu a le droit le plus absolu de faire de lui ce qui lui convient. Il n’y a
pas plus d’enfants violents, déraisonnables, peureux que d’adultes violents, déraisonnables, peureux.

Il n’y a pas de raison valable d’accorder de la considération à l’opinion d’adultes mais de tourner en ridicule ou d’ignorer celle des enfants.

Alors que même un mendiant dispose à sa guise de l’aumône reçue, l’enfant ne possède rien en toute propriété ; il lui faut rendre compte de chaque objet mis gratuitement entre ses mains : il ne peut ni déchirer, ni casser, ni salir, ni donner, ni refuser. Il doit l’accepter et s’en montrer satisfait.

Janus Korczak, Comment aimer un enfant

À cet extrait, Baker ajoute « y compris son corps ». Car les enfants ne disposent pas de leur corps comme bon leur semble : ils n’ont pas la liberté de déplacement d’un majeur, le droit de dire ce qu’ils veulent (des gros mots par exemple), le droit de se salir… Ou plutôt, ces droits leurs sont accordés au bon vouloir de leurs parents, plus ou moins permissifs selon les familles.

Le sentiment de dépendance envers les adultes est également très dévalorisant. Les enfants n’ayant pas le droit de travailler pour gagner leur vie ou même se faire de l’argent de poche, ils n’ont pas d’autres ressources financières que celles que leurs parents ─ et parfois d’autres membres de leur famille ─ acceptent de leur fournir.

On a tant de mal à se remettre dans la peau de l’enfant qui dépend complètement des grands. Attendre… Attendre le bon plaisir du prince… Quoi qu’on veuille se procurer, il faut demander, toujours réclamer, faire des minauderies, promettre d’être sage, de ne pas abuser. Et toujours s’exposer au refus. Quémander vous rend avide.

Pour cette raison, l’autrice proteste contre l’interdiction du travail des mineurs. Dès lors qu’un adulte peut travailler s’il le souhaite, un enfant devrait pouvoir le faire également, tant que c’est l’enfant qui en exprime l’envie et qu’il n’y est pas forcé par ses parents. Cependant, elle ne veut pas militer pour un droit au travail car pour elle le travail pose le problème de l’exploitation ─ par un employeur ou par les parents. La seule façon d’échapper à cette exploitation est d’abolir le travail salarié et d’assurer un revenu fixe que chaque enfant gère lui-même ─ au lieu que les allocations familiales soient encaissées et dépensées par les parents. Je ne sais pas si en 1985 on parlait de revenu universel ou de revenu de base en France, mais la première mention de ce concept par Thomas More date de 1516. On peut supposer que c’est à ça que pense Baker quand elle parle d’un minimum de revenus fixes, et contrairement à un grand nombre des partisans du revenu de base, elle ne propose pas d’octroyer une somme différente aux mineurs et aux majeurs.

Un peu plus loin, Baker utilise l’expérience de Milgram pour illustrer le fait que lorsqu’on apprend aux enfants à obéir et à se soumettre aux figures de l’autorité, on les prépare à « tout accepter indépendamment des contenus idéologiques » et donc à l’acceptation de la dictature. On retrouve encore une fois un raisonnement très proche de celui d’Alice Miller sur la naissance du Troisième Reich favorisée par l’éducation autoritaire du début du XIVe siècle en Allemagne.

Contre les maîtres

Les enseignants jouissent selon Baker d’un sentiment de supériorité, car ils sont « ceux qui savent » et qui dispensent leur savoir. Ce chapitre est consacré à défaire l’image glorifiée de l’enseignant qui exerce une profession éminemment utile à la société. Les professeurs sont décrits comme idiots, incultes, suffisants et « neuf enseignants sur dix sont des minables ». Cela sonne comme une attaque personnelle qui ne peut convaincre que ceux qui sont déjà d’accord avec Baker.

Cependant il y a quelques arguments plus étayés que l’on peut retenir. D’abord, le recrutement d’un·e enseignant·e ne sont pas adaptés : pas besoin d’être un expert dans une matière pour enseigner ladite matière, ni même de s’y intéresser ou de l’apprécier. Ensuite, ils sont enfermés dans un programme imposé, qui leur fournit un confort intellectuel car ils n’ont pas besoin d’y réfléchir. Il leur suffit de faire rentrer les élèves dans le moule voulu par la société. Enfin, leur position d’autorité dans la classe leur permet de tyranniser et de manipuler leurs élèves.

Surtout, il est impossible pour un·e enseignant·e de protester contre les méthodes et les programmes imposés par l’Éducation Nationale. Baker cite l’exemple d’un professeur de philosophie renvoyé du lycée où il enseignait car il n’imposait aucune règle en classe, n’empêchait pas les élèves de se lever ou de sortir quand ils le voulaient, ne faisait pas l’appel, etc.

Contre la confusion entre apprendre, savoir, connaître

L’école ne serait pas seulement inefficace mais carrément nocive à l’apprentissage. Entraîner les enfants à obéir et à apprendre par cœur tue leur capacité et leur envie d’apprendre vraiment en étant curieux·ses.

La connaissance n’est pas quelque chose qui est reçu de l’extérieur ; elle est construite par l’enfant de l’intérieur. En outre, l’apprentissage doit se faire librement, par la volonté de l’apprenant·e, à n’importe quel âge et de la façon dont il ou elle l’entend. L’apprentissage forcé de l’école ne fait que détourner l’attention des enfants sur des choses qui ne les intéressent pas souvent et de les dégoûter d’apprendre.

Tout être, enfant ou adulte, a besoin d’avoir un libre accès aux documents, aux méthodes et techniques d’apprentissage, aux personnes compétentes, dans tous les domaines. Nous ne prétendons pas ingurgiter les encyclopédies mais nous laisser imprégner par tout ce qui nous intéresse […].  Je veux pouvoir apprendre ce que je veux quand je veux.

Baker prône plutôt l’apprentissage libre et volontaire ─ demandé par les enfants ─ et enseigné par des personnes passionnées, sans discrimination sur l’âge ou les diplômes ─ car les enfants aussi peuvent enseigner aux autres ce qu’ils savent, et le font souvent mieux car ils n’ont pas ce statut d’autorité qui annihile toute pensée critique de l’apprenant et qui l’oblige à « savoir sans comprendre ». Au contraire, Baker est persuadée qu’apprendre ne peut se faire qu’en rejetant toute autorité, tout dogme, en faisant usage de son esprit critique à tout moment et en reconnaissant la « fragilité de tous les savoirs ».

La transmission de la passion est plus importante que le savoir académique, et chaque enfant pourra chercher lui-même les réponses à ses questions. À l’inverse, l’école pousse les enfants à chercher la réussite plutôt que la compréhension, et a tendance à décourager et humilier les personnes qui ne réussissent pas leur scolarité, donc à détruire leur confiance en elles et les dégoûter de l’apprentissage.

Baker distingue le savoir de la connaissance :

Savoir est de l’ordre des acquisitions, lesquelles sont fixes et limitées. Connaître est un mouvement de l’être vers le monde : une venue au monde dans la conscience qu’on fonde un rapport, un lien avec lui.

Contre l’assujettissement du sexe mineur

Baker rejoint les idées de plusieurs défenseurs des droits des mineurs sur le fait qu’il n’y a pas de raison d’interdire aux enfants le droit d’avoir des relations amoureuses ou sexuelles entre mineurs. Mais elle va encore plus loin en affirmant la même chose à propos des relations entre mineurs et majeurs. Ses arguments sont les suivants :

  • quand ils sont confrontés à la vie sexuelle ─ voire amoureuse ─ de leur enfant, les parents réagissent « en propriétaires jaloux » : encore une fois, les enfants ne possèdent rien, pas même leur propre corps ;
  • la société considère que les enfants n’ont aucune libido avant la puberté, or ce n’est pas vrai, la pression sociale leur intime d’être abstinents mais certains enfants ont bien une activité sexuelle avant leur puberté ;
  • l’illégalité des relations sexuelles entre enfants et adultes ne protège pas les enfants des violences (Baker est même anti-lois de façon plus générale) ; d’ailleurs, le fait que des femmes soient violées par des hommes n’a pas donné lieu à une interdiction de relations sexuelles entre les hommes et les femmes.

Autant je peux la suivre sur la question des relations sexuelles entre mineurs, autant ses arguments ne tiennent plus dès qu’elle aborde la question des relations avec des personnes majeures.

Ce chapitre est clairement une apologie de la pédophilie. Baker va jusqu’à encenser les éducateurs de l’affaire du Coral (abus sexuels sur mineurs) et insiste sur le fait qu’ils ont eu raison de ne pas refuser l’affection aux enfants de l’institution. Sept personnes ont été condamnées à la suite de cette affaire ; mais Baker considère quand même que la retenue habituelle des professionnels travaillant avec des enfants et le refus de tendresse sont aussi graves qu’un viol.

Baker consacre tout un passage à déplorer le fait que «  les soi-disant amants des enfants soient en fait pratiquement toujours des pédérastes. Infiniment peu de petitefillophiles ». Elle ajoute que le corps des petites filles n’est pas « habituellement perçu comme désirable », et s’insurge de cette invisibilité des petites filles qui serait une forme évidente de misogynie… Toutes ces affirmations sont données sans aucune source et me semblent complètement fausses.

En résumé elle n’aborde pas du tout la question de la manipulation possible d’un enfant par un adulte en vue de le faire « consentir » à un rapport sexuel, et ne parle du viol que pour le minimiser et en faire presque un dommage collatéral un peu désagréable.

C’est dommage car il y a des pistes intéressantes sur le fait qu’on considère à tort que l’amour parental n’a jamais de composante sexuelle ou amoureuse, et sur le fait que les parents, reconnus comme « propriétaires » des enfants, peuvent les traiter comme des objets même sans qu’il y ait abus sexuel. Malheureusement il est assez difficile d’extirper une réflexion consistante de ce chapitre émaillé de passages pro-pédophiles.

Contre le manque à vivre

Quoi de plus personnel que le temps ? Disposer de mon temps, c’est disposer de ma vie. Dans le langage le plus commun, être libre, c’est avoir du temps à soi.

L’école vole la chose la plus précieuse pour les enfants : leur temps. Cela force les parents à imposer un rythme artificiel à leurs enfants, en les obligeant à se coucher et se lever tôt, alors que tout le monde ─ enfants comme adultes ─ n’a pas forcément le même rythme de sommeil et d’éveil.

Mais ce temps passé à l’école est surtout synonyme d’un ennui incommensurable. On exige des enfants qu’ils soient assis à longueur de journée sans pouvoir se lever à leur guise, et à écouter un cours qui ne les intéresse pas forcément. Même pour un·e adulte, on considère qu’il est difficile d’être attentif·ve et de travailler huit heures dans une même journée, sans compter les pauses et les moments de distraction.

Contre la normalisation

Baker refuse l’idée qu’un enfant n’est qu’un futur adulte et que l’éducation est là pour le faire rentrer dans le moule des grandes personnes. Elle est foncièrement contre une vision utilitariste de l’école.

L’idée-force de toute éducation, c’est que l’enfance est un état d’imperfection. L’âge tendre serait le stade de préparation à la vie réelle. Avant, ça ne comptait pas. C’est à l’éducateur donc de former l’enfant à son rôle d’adulte, afin qu’il se montre utile à la société, le moment venu.

En évitant l’école, elle pense que les enfants ne seront pas socialisés de force, mais cet argument ne tient pas : toute personne élevée dans une certaine société sera socialisée, d’une manière ou d’une autre. L’être humain est forcément social, ou bien il n’est pas un être humain (voir Delphy à ce sujet). Il est illusoire de vouloir préserver les enfants de toute socialisation, et donc de toute normalisation. Ce que peut faire Baker en revanche, c’est une socialisation différente, une normalisation moins contraignante.

Ce que j’en pense

Malgré ses protestations, Baker n’est pas complètement « hors de » l’école. Son manifeste expose longuement ses arguments contre (et selon ses propres dires « contre » n’est pas « hors de »), et donne peu de pistes pour imaginer une vie sans école. Ce n’est pas un livre pour des parents en recherche d’inspiration pour construire une autre vie pour leurs enfants.

Par contre c’est un texte qui donne beaucoup à réfléchir sur les rapports de domination des adultes envers les enfants, dont l’école fait partie. Ce livre déconstruit beaucoup de nos constructions sociales, sans en proposer d’autres à la place (totalement cohérent avec les propos de Baker puisqu’elle est libertaire). Tout est à construire ensuite sur des bases de respect mutuel.

J’ai trouvé les arguments de Baker souvent valables et cela m’a beaucoup fait réfléchir à mon rapport à l’école. Mais cet essai n’est pas très bien structuré, il y a beaucoup de redites à travers les chapitres (et le chapitre sur la pédophilie jette le discrédit sur le reste du texte). Baker parle très peu de situations concrètes de sa vie avec sa fille ; excepté le fait qu’elle ne l’ait jamais obligée à aller à l’école, on ne sait pas vraiment comment elle a appliqué ses principes idéologiques dans la vie quotidienne et on peut douter de leur faisabilité.

Note annexe : l’école de Summerhill que Baker cite tout au long du livre m’a rappelé La maison dans laquelle de Mariam Petrosyan, où les pensionnaires disposent en pratique d’une liberté quasi-totale et où les adultes sont très peu présents.

De la masculinité à l’anti-masculinisme, Léo Thiers-Vidal

Penser les rapports sociaux de sexe à partir d’une position sociale oppressive

Léo Thiers-Vidal est un chercheur engagé pour la cause féministe qui a soutenu sa thèse en sociologie sous la direction de Christine Delphy. Il s’est suicidé dans la nuit du 11 au 12 novembre 2007. L’article que je résume ici est paru dans le magazine Nouvelles Questions Féministes en décembre 2002 et est basé sur son mémoire de DEA.

Vous pouvez le lire en intégralité ici.

Les chercheurs-hommes qui travaillent sur l’oppression des femmes par les hommes et qui sont engagés dans la lutte pour le féminisme sont désavantagés par rapport aux chercheuses-femmes. Souvent, ils ne peuvent pas voir les rapports de pouvoir des hommes sur les femmes et produisent donc des analyses biaisées et non-pertinentes.

En tant que membres du groupe oppresseur, ils doivent apprendre que leur subjectivité est structurée par la position masculine, c’est-à-dire par le fait qu’ils bénéficient de richesses matérielles, de libertés sociales, de qualités de vie et de représentations androcentriques dans la mesure même où ils oppriment les femmes.

Cette vision biaisée est donc due au fait qu’ils sont justement les bénéficiaires de l’oppression et qu’ils ont une vision masculiniste du monde.

Thiers-Vidal donne une définition du masculinisme d’après Michèle Le Doeuff : « ce particularisme, qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent, et leur point de vue) ».

Il n’est pas dans l’intérêt personnel des hommes engagés dans la lutte pour le féminisme de se voir comme des oppresseurs s’ils veulent garder une image positive d’eux-mêmes. C’est pour cela qu’ils ont tendance à occulter les rapports de domination et à remettre en question la parole des féministes, sous couvert d’esprit critique et de non-soumission au « dogme » féministe.

Au contraire, les hommes engagés n’avaient pas interprété leurs expériences de façon politique car cela les aurait renvoyé à une réalité masculine constituée d’infliction de violences, d’exploitation, d’appropriation et de non empathie envers les femmes. Or, les hommes, s’ils veulent maintenir leur qualité de vie matérielle, psychologique, sexuelle et mentale, ont intérêt à se cacher à eux-mêmes le caractère oppressif de leurs rapports avec les femmes.

On peut voir la manifestation de ce phénomène lorsque des groupes non mixtes d’hommes et de femmes discutent de sujets communs ; les analyses qui en ressortent sont asymétriques.

Les hommes engagés ressortaient joyeux des ateliers non mixtes masculins où ils avaient par exemple abordé les premières expériences sexuelles, les fantasmes, l’expression d’émotions, tandis que les féministes ressortaient graves d’ateliers où elles avaient abordé les violences sexuelles et leurs conséquences sur leur sexualité et leur intégrité.

Un même thème peut avoir chez un homme une connotation positive associée à la jouissance, et chez une femme être associé à la souffrance. L’auteur ne donne pas d’exemple concret, mais on peut en trouver facilement : le harcèlement de rue, bien qu’il soit vu par les femmes comme anxiogène, est souvent défendu par des hommes qui y voient une forme de séduction.

Ce refus de se remettre en question chez beaucoup d’hommes « pro-féministes » peut se traduire de différentes façons :

Toute évocation de la violence faite aux femmes par les hommes […] est détournée de multiples façons : soit elle sert à évoquer leurs propres souffrances (« mais moi aussi, je souffre »), soit elle est rejetée sur d’autres hommes ou un quelconque système les dépassant (masculinité hégémonique, patriarcat), soit elle est retournée contre les femmes (« mais elles doivent bien y trouver quelque chose, non »), soit elle est évacuée par une auto culpabilisation permettant de rester centré sur soi-même (« c’est affreux, je souffre d’être dominant »). Il semblerait qu’il soit impossible pour la plupart des hommes « engagés » d’accepter simplement que la (qualité de) vie des femmes est minée voire annihilée par les actes des hommes.

Pour résumer, les chercheurs-hommes ont deux obstacles majeurs qui les empêchent de produire des analyses pertinentes et non-biaisées sur l’oppression des femmes : d’une part leurs propres intérêts égoïstes, d’autre part leur position oppressive qui structure leur vision du monde (vision masculiniste).

Thiers-Vidal en conclut que les chercheurs-hommes engagés doivent s’extraire de ces schémas de pensée et modifier leur subjectivité :

  1. en lisant les théoriciennes féministes pour rompre avec leur vision du monde masculiniste ;
  2. en participant à des actions militantes, contrôlées par les féministes, pour ancrer dans la pratique leur compréhension théorique.

L’auteur cite des théoriciennes féministes qu’il juge « incontournables » : Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet et Monique Wittig.

Évidemment, la lecture des théories féministes provoque en général des mécanismes de résistance psychologique, notamment parce que c’est une action menée individuellement (sans échange avec autrui). Dans un deuxième temps, la « mise en pratique » sur le terrain permet de se rendre compte du « caractère général organisé et intentionnel de l’action oppressive des hommes » et de dépasser le niveau purement intellectuel de la compréhension des problématiques féministes.

Dans ce second temps, on doit se déprendre de soi assez souvent et assez longtemps pour donner en soi une place affective et psychologique autre qu’annexe et subordonnée au vécu des femmes. Ceci implique une répétition d’abandons momentanés des points de vue oppresseurs afin de faire une place intellectuelle et affective plus importante et plus permanente aux points de vue opprimés.

Cette capacité à déplacer son point de vue vers celui des opprimées fait naître un engagement plus profond et transforme l’homme engagé en véritable allié des féministes. Il peut alors remettre en question son comportement et celui de son groupe social et cesse de pratiquer la solidarité masculine qui le motivait à défendre les comportements sexistes des autres hommes.

Il ne s’agit pas seulement d’identifier les stratégies et les techniques d’autres hommes mais également d’analyser de quelle façon nous-mêmes continuons de les utiliser, y compris dans un contexte féministe. Il est nécessaire de prendre conscience des conflits inhérents à une telle transformation de la subjectivité masculine pour parvenir à se désolidariser de son groupe social et de ce qui le caractérise, la masculinité et le masculinisme.

Concrètement, le chercheur-homme et l’homme engagé pro-féministe doivent mettre à distance leurs ressentis et leurs intuitions s’ils veulent pouvoir interroger différemment les rapports sociaux de sexe. Ils doivent éviter de considérer le vécu masculin sans le mettre en rapport avec le vécu féminin. Grâce à cette mise à distance, ils peuvent parvenir à élaborer des analyses anti-masculinistes, c’est-à-dire des analyses des rapports d’oppression qui viennent de l’intérieur même de l’oppression.

Thiers-Vidal illustre sa réflexion avec un exemple concret : la socialisation masculine. Celle-ci est avant tout considérée par les chercheurs-hommes comme un carcan qui fait du mal aux hommes— en leur imposant certains comportements sous peine de les exclure du groupe social — et ses effets négatifs sur les hommes en sont exagérés ; en second lieu seulement, la socialisation masculine est vue comme une source de violences envers les femmes.

Analyser la socialisation masculine avant tout à travers ses effets négatifs sur les hommes (sens masculiniste) empêche en effet de penser que cette socialisation a d’abord pour but et pour effet d’apprendre à une génération d’enfants de devenir des acteurs de l’oppression des femmes (sens féministe). Et si l’apprentissage d’une façon d’être au monde et d’une vision du monde masculinistes peut avoir des coûts secondaires, elle permet avant tout de jouir de privilèges structurels incomparables pour le reste de sa vie.

Par exemple, le fait de restreindre l’expression de ses émotions quand on est un homme permet d’accéder plus facilement à des positions de pouvoir car le pouvoir est associé à l’invulnérabilité. À l’inverse, les femmes sont socialisées avec comme modèle la femme fragile qui exprime facilement ses émotions et sa vulnérabilité.

 

En conclusion, tout chercheur-homme engagé pour la cause féministe doit rester conscient de sa propre subjectivité et de ses comportements oppressifs ; il doit aussi penser les rapports d’oppression des femmes en interaction avec des féministes et non pas de façon isolée ou uniquement entre hommes.

Je retiendrai cette phrase percutante : « il est important de rendre des comptes aux principales concernées ».

C’est pour ton bien, Alice Miller

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L’éducation ou la persécution du vivant

Miller commence par citer des extraits de livres de pédagogie du XVIIe et du XVIIIe siècles. Elle a choisi des passages particuliers qui illustrent que ces manuels encouragent explicitement les violences physiques et psychologiques sur les enfants ; et un grand nombre de ces textes insistent sur le fait que l’éducation des enfants doit se faire dès le plus jeune âge. Ils n’hésitent pas à prôner les châtiments corporels et les privations de nourriture et d’affection chez le nourrisson.

Miller nomme ces méthodes d’éducation la « pédagogie noire ». Elle avance que les enfants qui ont été élevé dans ces conditions ont souvent des problèmes psychologiques à l’âge adulte et qu’il n’est pas du tout anodin de frapper, humilier ou priver de soins un enfant, même « occasionnellement ». Pour l’autrice, les personnes qui n’auraient connu qu’un environnement nocif de ce type pendant leur enfance seront, à l’âge adulte, en état de « mort psychique », c’est-à-dire que la psyché originelle de l’enfant sera complètement annihilée.

Elle fait d’ailleurs le rapprochement entre les méthodes d’éducation de la pédagogie noire et la répression des régimes totalitaires (et particulièrement les régimes fascistes). Elle remarque d’ailleurs qu’un enfant éduqué avec ces méthodes aura beaucoup de mal à l’âge adulte à se rendre compte qu’il est manipulé ; en outre il n’aura « aucun scrupule à participer au système répressif » d’un régime totalitaire. Son hypothèse est que les atrocités commises sous le Troisième Reich ont été permises non par des « monstres » ou des fous isolés, mais par une multitude de gens qui avaient été éduqué de façon stricte ; non seulement ces personnes acceptaient le système répressif de l’Allemagne nazie — réminiscence de l’autorité parentale implacable — mais elles cherchaient aussi à reproduire envers les juifs les violences qu’elles avaient subies étant jeunes.

D’autre part, une personne maltraitée dans son enfance aura tendance à reproduire les mêmes schémas avec ses propres enfants, ce qui engendre un cercle vicieux inarrêtable.

Selon Miller, la pédagogie noire repose sur les principes erronés suivants :

  1. le sentiment du devoir engendre l’amour ;
  2. on peut tuer la haine par des interdits ;
  3. les parents méritent a priori le respect en tant que parents ;
  4. les enfants ne méritent a priori aucun respect ;
  5. l’obéissance rend fort ;
  6. un sentiment élevé de sa propre valeur est nuisible ;
  7. un faible sentiment de sa propre valeur conduit à l’amour de ses semblables ;
  8. les marques de tendresse sont nocives (mièvrerie) ;
  9. il ne faut pas céder aux besoins de l’enfant :
  10. la dureté et la froideur sont une bonne préparation à l’existence ;
  11. une reconnaissance simulée vaut mieux qu’une sincère absence de reconnaissance ;
  12. l’apparence est plus importante que l’être ;
  13. les parents ni Dieu ne pourraient supporter la moindre injure ;
  14. le corps est quelque chose de sale et de dégoûtant ;
  15. la vivacité des sentiments est nuisible ;
  16. les parents sont des êtres dénués de pulsions et exempts de toute culpabilité ;
  17. les parents ont toujours raison.

Après avoir décrit longuement les méthodes d’éducation violentes, elle s’interroge sur l’existence d’une « pédagogie blanche » qui ne serait pas néfaste au développement personnel de l’enfant. Toutefois, selon Miller, toute forme d’éducation est une violence faite à l’enfant car elle l’empêche de vivre ses émotions et d’exprimer ses besoins. Même un adulte bien intentionné qui chercherait à orienter l’enfant vers tel ou tel comportement sans le forcer mais en le manipulant ne sert pas les intérêts de l’enfant. Au contraire, la pédagogie sert les intérêts de l’adulte, son envie d’humilier, de posséder un être vivant et son besoin de vengeance pour les souffrances qu’il a lui-même endurées pendant l’enfance.

Miller énumère à l’inverse les besoins d’un enfant :

Il a besoin, pour son développement, de respect de la part de sa personne de référence, de tolérance pour ses sentiments, de sensibilité à ses besoins et à ses susceptibilités, du caractère authentique de la personnalité de ses parents, dont c’est la propre liberté — et non des considérations éducatives — qui impose des limites naturelles à l’enfant.

En conclusion, la pédagogie n’est pas quelque chose que l’on utilise pour le bien de l’enfant, mais plutôt un moyen pour l’adulte d’exercer son pouvoir sur l’enfant et une justification de cet exercice de pouvoir.

 

Le dernier acte du drame muet : le monde reste épouvanté

Trois chapitres sont consacrés à trois études de cas : Christiane F., jeune fille toxicomane ; Adolf Hitler ; et Jürgen Batsch, qui assassina quatre petits garçons. L’autrice montre que chacune de ces trois personnes a subi des maltraitances dans son enfance, elles ont été battues et humiliées par un de leurs parents et n’ont jamais eu d’adulte « de référence » à qui se confier. Ces enfants ont intériorisé la violence et expriment leur mal-être dans l’auto-destruction ou la destruction des autres.

Grâce à ces exemples, Miller avance que l’agressivité, la violence, et jusqu’aux guerres et aux génocides, sont évitables si l’on commence à élever les enfants sans chercher à les éduquer et à étouffer leur psyché.

[…] le fonctionnaire qui ouvre le robinet de gaz pour asphyxier des enfants, et même celui qui a inventé ce dispositif, sont des êtres humains et ont été des enfants. Tant que l’opinion publique ne veut pas comprendre que d’innombrables meurtres psychiques sont perpétrés tous les jours sur des enfants, et que la société doit en subir les conséquences, nous allons à tâtons dans un labyrinthe obscur — malgré toutes les bonnes intentions de désarmement.

On pourrait résumer cette idée ainsi : la paix dans le monde passe par le respect de nos enfants.

 

Angoisse, colère et deuil, mais pas de sentiments de culpabilité…

Après avoir longuement décrit ce qu’il ne faut pas faire avec ses enfants, la dernière partie du livre donne des pistes de ce que l’on peut faire, soit pour éviter la maltraitance, soit pour « réparer » une situation de maltraitance dans le passé.

Miller insiste sur le fait qu’en tant que parents il ne faut surtout pas conserver un sentiment de culpabilité, qui empêche de faire le deuil de ce qu’il s’est passé.

[…] le deuil est la douleur de savoir que les choses se sont passées comme elles se sont passées et que rien ne peut modifier le passé. Cette douleur, on peut la partager avec les enfants, sans avoir besoin d’en avoir honte, tandis que les sentiments de culpabilité, on essaie de les refouler ou de les faire supporter aux enfants, on encore les deux à la fois.

Il vaut mieux parvenir à adresser des reproches à ses parents et à accepter les reproches de ses enfants. Cependant, l’autrice explique que son livre n’a pas pour but d’accuser les parents de tous les maux (ni d’accuser les enfants, comme le fait la psychanalyse traditionnelle en attribuant tout un tas de pulsions au tout-petit) ; elle souhaite seulement permettre aux enfants de reconnaître et d’exprimer leur souffrance.

Le plus important est surtout d’exprimer ses sentiments et de ne pas les refouler. La colère et la haine sont des sentiments normaux, et c’est plutôt le fait de ne pas vivre ces émotions qui poussent à des comportements néfastes envers les autres.

Se pourrait-il que la répression des sentiments, l’« équilibre » calme et maître de soi que l’on s’est péniblement imposé, et dont on est si fier, ne représente en fait qu’un sinistre appauvrissement et non pas une « valeur culturelle » comme on s’est habitué jusqu’alors à le considérer ?

 

Ce que j’en pense

Je suis persuadée qu’élever des enfants selon les principes de « non-éducation » d’Alice Miller est une façon saine de construire leur personnalité et qu’il faut en effet parvenir à se détacher des principes de pédagogie qui sont profondément ancrés dans notre culture. Je pense aussi que la lecture de la dernière partie de son livre à propos de la répression des émotions serait très profitable à de nombreux adultes qui souffrent de ne pas avoir le droit d’exprimer leurs sentiments.

Penser le genre, Christine Delphy

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La lecture du tome 2 de L’ennemi principal de Christine Delphy a été une sacrée révélation pour moi et j’aimerais en faire une synthèse pour ceux qui n’auraient pas le courage de le lire en entier. Ce résumé n’a pas pour but d’être exhaustif, ni d’exposer de façon détaillée tout le raisonnement logique de l’auteure. J’ai sélectionné les passages et les articles qui m’ont le plus marquée, et qui me semblent les plus importants et les plus intemporels. Il faut savoir que ce livre a été publié en 2001 et qu’il est composé d’articles écrits par Delphy dans les années 1980-90, ce qui fait que certains sujets qu’elle a choisis sont inscrits dans un contexte particulier ; ils n’en restent pas moins des sujets pertinents et probablement encore d’actualité, mais je connais trop peu les contextes pour pouvoir m’y attarder sans écrire de bêtises.

J’ai choisi d’organiser cet article en suivant les différents textes qui composent ce livre, mais cela ne doit pas donner l’impression d’un certain éclectisme dans les écrits de Christine Delphy. Malgré l’étalement dans le temps de ses articles, elle reste très cohérente et s’appuie en permanence sur la même méthode d’analyse matérialiste.

Tous les blocs de citation, sauf contre-indication, sont des extraits de L’ennemi principal, tome 2 : Penser le genre. Pour consulter la référence détaillée, voir ici.

 

Préface : critique de la raison naturelle

La préface (écrite par Christine Delphy elle-même) est en fait un condensé des idées développées dans le reste des articles. L’auteure y fait donc un exposé plutôt qu’une démonstration complète (qui sera faite dans les textes suivants).

À propos des différences entre les groupes sociaux (hommes/femmes, Blancs/Noirs, hétérosexuels/homosexuels, etc), qui sont souvent invoquées dans l’analyse des oppressions pour tenter de les justifier, elle affirme :

  1. Les différences supposées entre les groupes sont inventées, et non un fait biologique préexistant.
  2. Ces différences sont des hiérarchies car ce ne sont pas des différences réciproques : elles servent à justifier un traitement inégal et à poser une norme. Elle prend l’exemple des Blancs, qui sont posés comme norme, faisant paraître tout autre groupe social comme différent du groupe des Blancs — tandis que les Blancs « ne sont différents de personne ».
  3. Les groupes sociaux ne préexistent pas à la hiérarchie. C’est la hiérarchie seule qui motive la création de groupe sociaux.
  4. La revendication d’« égalité dans la différence » est de plus en plus prégnante dans les mouvements féministes. Cela inquiète Delphy (qui est contre le différentialisme).

L’idée qu’elle veut exprimer derrière ces affirmations est la suivante : ce n’est pas le sexe qui définit le genre mais le contraire. Le genre est une construction sociale qui donne de l’importance au sexe.

Si le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres.

Delphy est convaincue que ses méthodologies pour l’analyse de l’oppression des femmes pourront servir à déconstruire d’autres oppressions.

Je pense et j’espère que le démontage des blocs du Lego de l’oppression des femmes, justement parce qu’ils ne sont pas spécifiques de l’oppression des femmes, peut et doit servir à d’autres groupes dominés.

Les oppressions étant des constructions sociales, il est possible de modifier notre organisation sociale et donc de libérer les groupes dominés de l’oppression.

 

Le patriarcat, une oppression spécifique

Le travail ménager comme travail productif

Dans ce dialogue, elle montre qu’on doit considérer le travail ménager — majoritairement effectué par des femmes gratuitement — comme un travail ayant une valeur productive. Pour le démontrer, elle prend l’exemple des ménages ruraux qui produisent des légumes pour leur consommation propre : quand on calcule le revenu de ces ménages, on tient compte de ces légumes qui n’ont pourtant pas été échangés contre de l’argent. Or, si on tient compte de certains types de travaux qui ne sont pas échangés contre de l’argent (la production de légumes pour le ménage), on doit tenir compte de tous les travaux qui ne sont pas une source de revenus financiers (le travail ménager).

Comme le travail ménager effectué par les femmes n’est pas rémunéré, cela signifie que les femmes qui le produisent sont exploitées. Delphy affirme qu’on ne peut pas opposer que les femmes seraient « rémunérées » par l’entretien de leur mari, puisque cette rémunération (sa valeur financière) est indépendante de la qualité et de la quantité de travail fourni par la femme. En effet, une femme peut faire le même travail domestique pour un mari riche ou un mari pauvre.

L’auteure souligne qu’habituellement, l’exploitation des femmes dans le travail domestique est vu comme une exploitation du « vilain capitalisme » :

Alors que si on admet qu’il y a une exploitation dans la famille, il devient très difficile de soutenir que les hommes n’en bénéficient pas.

Elle pense que c’est une idée qui gêne beaucoup les personnes qui critiquent son travail.

Lutte des classes

Son analyse du travail domestique des femmes la conduit à considérer qu’il existe une classe de femmes (et une classe d’hommes) au sens marxiste du terme, et donc qu’il existe une lutte des classes entre les hommes et les femmes.

Cependant, elle insiste sur le fait que cette lutte des classes ne doit pas être vue comme une opposition qui rendrait impossible l’amour entre les sexes. Au contraire,

[…] il est impossible qu’il y ait des sentiments authentiques entre deux personnes dont l’une contrôle si absolument l’autre.

La revendication d’égalité entre les femmes et les hommes est donc un progrès pour les relations entre les deux groupes.

Hétéronormativité, sexualité et reproduction

Delphy aborde le problème de la contraception en commençant par déconstruire les présupposés habituels : en effet, la société considère que le rapport sexuel « naturel » est hétérosexuel, et plus particulièrement c’est le coït fécondant qui est l’archétype de toute relation sexuelle. Or, il n’y a aucune raison particulière de ne retenir que cette forme de sexualité tant les possibilités sont diverses. Notre culture nous a appris à considérer le coït hétérosexuel et fécondant comme LA pratique sexuelle, mais c’est une construction sociale. Cela expliquerait, selon Delphy, pourquoi on a besoin de la contraception :

On commence par faire en sorte que les possibilités d’activité sexuelle, qui sont multiples, de chaque être humain, soient dirigées vers une seule sorte de rapport ; on interdit toutes les autres formes de rapports, l’homosexualité, l’autoérotisme, mais aussi les rapports hétérosexuels non coïtaux ; on canalise tout vers cette forme de sexualité qui est la seule fécondante. Ensuite, et c’est assez drôle, on s’en plaint. Et il faut avoir recours à la contraception d’une façon massive ; mais uniquement parce que ce rapport très particulier qu’est le coït bénéficie d’une couverture médiatique et d’une publicité massives également.

 

Libération des femmes ou droits corporatistes des mères

Dans cet article, Delphy constate l’émergence de textes philosophiques/anthropologiques qui tentent de faire une reconstruction « féministe » de l’évolution humaine. Ces reconstructions ont ceci de commun qu’elles postulent :

  • que la génitrice de l’enfant est forcément celle qui va l’élever et celle que l’on appellera la mère
  • que le lien de filiation mère-enfant n’est pas une construction sociale mais une réalité biologique
  • que ces deux affirmations donnent aux femmes la « propriété » des enfants
  • que la propriété des enfants implique un sens de la responsabilité envers la survie du groupe tout entier, donc développe chez les femmes (au contraire des hommes) des compétences particulières de coopération, d’apaisement des conflits, etc. Cela pousse Homo Sapiens à se sédentariser et à développer l’agriculture.

C’est la théorie du matriarcat originel, qui n’a pas été démontrée mais se base sur des suppositions ; en particulier, sur l’hypothèse qu’il a existé un moment où l’espèce humaine n’était pas une espèce sociale et que l’être humain préexiste à toutes nos constructions sociales.

Au contraire, Delphy pense que l’être humain n’existe que socialement : de même qu’un individu fourmi n’existe pas sans fourmilière, l’espèce humaine est intrinsèquement sociale et il est donc très difficile de séparer les réalités biologiques préexistantes des constructions sociales. L’auteure démonte donc les postulats de la théorie du matriarcat originel :

  • la génitrice n’est pas toujours la personne qui va élever l’enfant (exemple des nourrices). De même, la personne qui aura le statut social de « mère » n’est pas forcément la mère biologique (cas de l’adoption).
  • tout lien de filiation est une construction sociale, même le lien mère-enfant.
  • le fait de considérer que les enfants sont la « propriété » des femmes — ou tout autre catégorie sociale — est très problématique, et pourtant ce n’est jamais questionné par les textes qu’elle analyse.
  • tous ces faux postulats servent finalement à une tentative de remettre les femmes au centre de l’Histoire en leur donnant une place de moteur de civilisation (avant d’être « détrônées » par le patriarcat).

Un féminisme matérialiste est possible

Cet article est une réponse à une critique d’un de ses articles faite par deux chercheuses du courant féministe-marxiste américain. La réponse de Delphy est construite à partir du fait que la critique fait une interprétation erronée du marxisme.

D’après Delphy, le marxisme est très souvent réduit à l’analyse du capitalisme qu’a faite Marx grâce aux outils conceptuels du marxisme. Cela conduit à penser que c’est le capitalisme qui a engendré toutes les oppressions, notamment l’oppression des femmes. Selon Delphy, c’est une position plus confortable pour certaines féministes car cela permet de rejeter la faute sur une entité abstraite, le capitalisme, et non pas sur la société et en particulier les hommes.

Pourquoi cette interprétation du marxisme est-elle fausse ? En réalité, Marx a fait bien plus que la seule analyse du capitalisme. Le marxisme est un ensemble d’outils conceptuels qui s’appuient sur des principes matérialistes. C’est à partir de ces outils conceptuels qu’il s’est attaqué à une critique du capitalisme dans Le Capital.

Delphy définit le matérialisme ainsi :

Une théorie de l’histoire, où celle-ci s’écrit en termes de domination des groupes sociaux les uns par les autres.

Le matérialisme considère que ce sont les moyens de production qui expliquent pourquoi la société s’organise d’une façon plutôt que d’une autre. Cela signifie qu’être matérialiste, c’est prendre pour point de départ l’exploitation de groupes sociaux par d’autres groupes. C’est partir de l’oppression de certains groupes sociaux pour comprendre l’organisation de la société ; à l’inverse de la position naturaliste, qui consiste à expliquer l’oppression par des postulats sur la biologie.

Sachant que le marxisme, dans sa définition première (et non sa réduction à l’analyse de l’exploitation capitaliste) est un matérialisme dialectique et historique, on en déduit qu’être marxiste, c’est penser que les évènements historiques sont influencés par les rapports sociaux (et non l’inverse).

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.

Karl Marx, Préface de la contribution à la critique de l’économie politique

On voit que Delphy est donc bien « marxiste » dans le sens où elle suit le matérialisme de Marx.

Le marxisme étant matérialiste, il prend pour point de départ les oppressions. On peut donc l’utiliser en prenant pour point de départ l’oppressions des femmes. Cela explique le titre de l’article : un féminisme matérialiste est possible.

 

L’état d’exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée

On peut distinguer en France deux types de droits : le droit dit « commun », censé s’appliquer à tout le monde, et des droits spécifiques, qui s’appliquent majoritairement dans le cadre de la famille. On a donc un parallèle entre l’axe droit commun/droits spécifiques et l’axe public/privé. Le propos de Delphy dans cet article est de montrer que le domaine privé n’est pas une catégorie naturelle sur laquelle s’appuient les droits spécifiques ; mais qu’au contraire, ce sont les droits spécifiques qui définissent la limite entre public et privé.

Parmi les « droits spécifiques », il en est qui ne sont pas explicitement définis dans la loi mais qui sont des droits « de fait ». Par exemple, le fait que la police hésite à intervenir lors d’une dispute conjugale — sous le prétexte que « c’est une affaire privée » — est une forme de non-régulation de la violence conjugale (qui rappelons-le est majoritairement exercée par les hommes sur les femmes). On peut retrouver d’autres exemples de droits qui ne sont pas inscrits dans la loi quand on examine les difficultés pour une victime de viol de porter plainte, de fournir des preuves et d’avoir gain de cause. Ces conditions installent un « droit de violer » qui n’est pas formel mais factuel.

Cette réflexion entre public et privé conduit Delphy à étudier la condition d’un autre groupe social ayant une place particulière dans la famille : les mineurs. Ce groupe est temporairement (pendant 18 ans !) privé de ses droits civiques et  et d’une partie de ses droits pénaux, car le mineur est représenté par ses parents. Cela pose problème quand l’enfant est victime de sévices parentaux. Jusqu’en 1993, le mineur victime d’agression de la part de ses parents était représenté au tribunal par l’avocat de l’offenseur (l’article de Delphy date de 1995).

À l’argument que cette privation de droits est en fait une façon de protéger les mineurs, Delphy répond :

Or, si l’on examine le statut des enfants sous l’angle juridique, il correspond de façon frappante à une privation de droits, du même type que celle dont les femmes étaient victimes dans ce pays jusque bien avant dans la seconde moitié du 20e siècle.

Ici encore, Delphy rejette le naturalisme qui justifie un pareil traitement des enfants en considérant qu’ils font partie d’une catégorie « naturelle » et biologiquement déterminée. En effet, on range dans la catégorie « mineurs » une grande variété d’êtres humains : nourrissons dépendant d’adultes pour survivre, enfants relativement autonomes, adolescents voire pré-adultes en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels. Cette catégorie n’est pas homogène et elle est déterminée de façon arbitraire : cela est démontré par le fait que la majorité peut varier selon les pays, et que certains pays définissent plusieurs âges de majorité (majorité civique, majorité sexuelle, droit d’obtenir le permis de conduire, droit d’acheter de l’alcool…).

D’autre part, le fait que les enfants — ou en tout cas une partie — soient physiquement dépendants de leurs parents ne justifie pas non plus la déchéance civique. Les enfants partagent par exemple leur incapacité de s’occuper d’eux-mêmes avec les personnes très âgées ou malades, et pourtant ces adultes « incapables » ne sont pas déchus de leurs droits.

Delphy résume son raisonnement avec trois hypothèses :

  • le groupe « les enfants » n’a pas de réalité — d’unité — autre que celle de son statut juridique ;
  • la base de ce statut est une privation de droits (encore plus extrême que celle des femmes mariées avant les réformes du Code civil) ;
  • enfin, de la façon la plus paradoxale qui soit, c’est au nom du « besoin de protection » des enfants qu’ils sont laissés à l’arbitraire d’autres personnes privées et que l’égale protection de la loi […] leur est refusée, en particulier la protection contre leurs « représentants légaux », c’est-à-dire leurs parents.

Egalité, équivalence et équité

Cet article parle du rapport du gouvernement français publié en 1994 suite à la signature de la convention des femmes (Cedaw) de l’ONU. Le contexte politique et diplomatique est bien décrit par l’auteure et la comparaison des objectifs de Cedaw avec le rapport français est intéressante. Toutefois, je ne vais pas m’attarder sur cela car je préfère exposer les définitions des trois termes qui composent le titre du texte.

Selon Delphy, il existe trois positions types dans l’analyse des rapports sociaux hommes-femmes et les débats féministes :

  • position pour l’équivalence (ou « égalité dans la différence ») : les hommes et les femmes ont des rôles différents dans la société, de par leur nature différente. Ces rôles doivent cependant être considérés comme ayant une valeur égale.
  • position pour l’équité : la différence de traitement entre les sexes est sociale, mais elle a un fondement biologique. On doit donner aux femmes une égalité des chances, mais on ne peut pas corriger les inégalités de fait.
  • position pour l’égalité : des différences existent. Quand ces différences sont biologiques, elles ne justifient pas pour autant un traitement inégal (tout comme l’âge, la race, etc). Quand les différences sont sociales, elles sont le résultat d’un processus de domination et doivent donc être corrigées. On doit rechercher l’égalité de fait et non uniquement une égalité formelle.

Voici une illustration de chacune des trois positions par la différence du marché de l’emploi des femmes et celui des hommes (c’est moi qui illustre, pas Delphy) :

  • exemple de traitement équivalent : les hommes ont un travail salarié pendant que les femmes restent à la maison pour effectuer le travail ménager. C’est dans la nature de chaque sexe et c’est bien comme cela : « chacun chez soi ». On ne doit cependant pas dévaloriser le rôle des femmes.
  • exemple de traitement équitable : les femmes ont le droit d’être payées autant que les hommes pour le même travail. Le fait qu’elles occupent souvent des postes sans responsabilités, mal payés, à temps partiel, etc… est un choix de leur part et la société ne peut rien y changer : elles ont ce qu’elles méritent.
  • exemple de traitement égalitaire : si les femmes occupent plus souvent que les hommes des postes à temps partiels, c’est parce que le système patriarcal les exploite et qu’elles sont obligées d’effectuer la majorité du travail domestique et de l’élevage des enfants (et donc de sacrifier leur carrière). Pour rétablir l’égalité de fait, on doit prendre cet aspect en compte et tenter de le corriger.

 

Genre et classe en Europe

Dans ce texte, l’auteure aborde surtout des problématiques économiques. Elle explique que le système d’oppression et d’exploitation des femmes les maintient (ou tente de les maintenir) dans une situation de dépendance économique. On voit effectivement que, dans les pays européens, les femmes sur le marché du travail — sans compter les femmes au foyer donc — sont en moyenne payées 30% de moins que les hommes (l’article date de 1996) ; qu’en outre, une femme divorcée perd en général en niveau de vie. Selon Delphy, cela s’explique de plusieurs façons :

  • par la discrimination pure et simple « à travail égal » […] ;
  • par la ségrégation verticale : les femmes dans chaque profession ou catégorie socioprofessionnelle occupent les positions les plus basses ;
  • par la ségrégation horizontale : l’existence de branches où il n’y a que des femmes, et où sont la majorité des femmes, et qui sont globalement sous-payées. […]

On peut ajouter à la ségrégation verticale le fait que ce sont majoritairement les emplois féminins qui sont à temps partiel. L’auteure donne aussi l’exemple des femmes qui travaillent gratuitement pour leur mari (femmes d’agriculteurs, de commerçants, d’artisans, de médecins, …).

Le produit de leur travail est bel et bien porté et vendu sur le marché, mais […] il est vendu comme le travail du mari, et elles n’ont aucun droit sur le revenu engendré par leur travail.

C’est ce que Delphy a appelé dans un article de 1970 le « mode de production domestique » : le chef de famille mâle s’approprie la force de travail de la femme, mais également parfois des enfants et d’autres membres de sa famille.

Lorsque l’on rajoute le problème du travail ménager effectué gratuitement par les femmes, on se rend compte que les femmes qui sont en couple et qui travaillent ont une journée type de 8h puis une « seconde » journée de travail de 3 ou 4h à la maison pour faire le ménage, la cuisine, etc ; tandis qu’un homme, pour acquérir son indépendance financière, aura une journée type de 8h — et sera souvent mieux payé ! À l’autre bout du spectre, les femmes « inactives » qui restent au foyer travaillent en moyenne un peu moins, mais sont dans une dépendance financière totale vis-à-vis de leur conjoint.

À propos du travail ménager, l’auteure ajoute que lorsque dans un couple hétérosexuel la femme est à temps partiel, elle a encore plus de mal à demander un partage égal du ménage : elle est vue comme ayant plus de « temps libre » et elle n’a de toute façon plus de poids économique pour négocier puisqu’elle gagne encore moins en proportion du salaire de son mari.

Selon Delphy, la politique « familiale » du gouvernement français dans les années 1980-95 a été faite pour décourager les femmes à entrer ou à rester sur le marché du travail. Ces mesures, en apparence protectionnistes pour les femmes, encouragent en fait leur dépendance financière.

Ce que j’en pense

J’ai beaucoup apprécié cet ensemble de textes et j’en recommande la lecture à ceux·elles qui voudraient aller plus loin. Pour moi, le plus important est de comprendre le courant de pensée matérialiste qui refuse les idées naturalistes et essentialistes, et surtout qui remet en cause beaucoup de constructions sociales qui sont considérées comme des vérités naturelles et biologiques.

La principale qualité de Christine Delphy est sa rigueur. Elle ne saute jamais d’étapes dans ses raisonnements logiques et prend soin d’épuiser toutes les possibilités avant d’exposer sa conclusion. Cela donne parfois l’impression qu’elle se répète un peu mais je n’ai pas trouvé ça dérangeant. D’autre part, elle est capable d’expliquer des concepts complexes avec des mots simples, malgré le haut niveau d’abstraction de ses articles et la profondeur de ses analyses. Mis à part quelques concepts particuliers propres à son domaine de travail (matérialisme, essentialisme, etc dont elle fournit une définition), le vocabulaire est très accessible.

J’ai la ferme intention de dénicher le tome 1 pour le lire lui aussi. Si vous voulez lire des textes de cette auteure sans attaquer directement un livre entier, vous pouvez consulter ce site qui recense beaucoup d’articles qu’elle a écrit :

http://lmsi.net/?page=recherche&recherche=christine+delphy