Le cerveau a-t-il un sexe ? par Catherine Vidal

Ceci est un résumé de la conférence donnée par Catherine Vidal, neurobiologiste qui siège au comité d’éthique de l’Inserm.

(Note de la rapportrice : les sexes considérés dans cette conférence sont uniquement les « hommes » et les « femmes », sans mention des personnes non binaires, trans* ou intersexe, et sans définition préalable de ce que regroupent les catégories hommes et femmes.)

De nombreuses personnes gardent des préjugés naturalistes (on dit aussi « essentialistes », ou « différentialistes ») concernant les facultés cognitives des hommes et des femmes. Ces préjugés collent généralement aux stéréotypes de genre. Par exemple, les femmes sont réputées être meilleures en multitâches que les hommes (enfin elles sont surtout multitâches quand il s’agit de gérer la cuisine le ménage la vaisselle et les enfants à la maison…). Les hommes en revanche sont souvent considérés comme étant plus naturellement doués en matières scientifiques, en représentation 3D et en orientation spatiale.

En réalité, les seules différences constatées entre le cerveau masculin et le cerveau féminin concernent les régions qui contrôlent les fonctions associées à la reproduction (par exemple, la zone du cerveau qui déclenche l’ovulation tous les mois chez une grande partie des femmes n’existe pas chez la plupart des hommes).

Stéréotypes sur les facultés cognitives

Passons en revue quelques stéréotypes de genre concernant les fonctions cognitives des deux sexes.

1. Les femmes seraient multitâches

Ce stéréotype a pour origine une étude de 1982 qui a mesuré la taille du corps calleux de cerveaux de femmes et d’hommes. (Le corps calleux est la partie située entre les deux hémisphères du cerveau, qui servirait à la communication entre ces deux hémisphères. Pour plus d’infos voir l’article Wikipédia.)

En constatant que les femmes avaient un corps calleux plus épais que les hommes, les chercheur·se·s en ont conclu que les hémisphères des cerveaux des femmes communiquaient plus facilement et que par conséquent les femmes avaient plus de facilité à réaliser plusieurs tâches en même temps.

Cette étude soulève plusieurs critiques :

  • seulement 20 cerveaux ont été étudiés ! Ce n’est pas du tout suffisant pour tirer des conclusions statistiques valables.
  • les cerveaux étudiés à l’époque étaient des cerveaux morts dans du formol. Aujourd’hui nous pouvons, grâce à l’IRM, vérifier que l’épaisseur du corps calleux ne joue aucun rôle dans la qualité de la communication entre les deux hémisphères du cerveau. La conclusion de l’étude est donc pour le moins expéditive.

Nous avons de toute façon actuellement des études qui ont montré qu’il n’y avait pas de différence statistiquement significative entre les cerveaux des deux sexes concernant la taille du corps calleux.

2. Aux femmes le langage et la communication (hémisphère gauche), aux hommes les sciences et l’orientation (hémisphère droit)

Cette théorie daterait de 1968 (mais je n’ai pas retrouvé l’étude à la source, s’il y en a une). Elle est encore largement partagée, notamment par l’ancien président de l’université de Harvard, Larry Summers, qui a affirmé en 2005 que si les femmes étaient moins nombreuses dans les filières scientifiques, c’était tout simplement parce qu’elles ont une incapacité innée à réussir en sciences. Heureusement ce discours lui a coûté son poste…

Alors, qu’en disent les études scientifiques rigoureuses ?

Lorsqu’on étudie des jeunes enfants entre 3 mois et 5 ans, on ne constate pas de différences dans les aptitudes en mathématiques. En revanche, on voit apparaître statistiquement des différences de performances vers l’âge de 10 ans.

Test 1a : si on prend l’exemple d’un test de rotation mentale d’un objet 3D (voir image ci-dessus) en général les hommes (les garçons) sont meilleurs que les femmes (les filles) du même âge.

Cependant les résultats sont différents quand on fait passer des variantes de ce test :

Test 1b : si on demande aux femmes (et aux filles) de s’entraîner avant le test (grâce à des jeux conçus exprès), elles obtiennent les mêmes scores que les hommes (et les garçons).

Test 1c : on prend deux groupes A et B. Avant de faire passer le test, on diffuse un message stéréotypé sur les aptitudes respectives des deux sexes, du type « les hommes sont meilleurs que les femmes » (stéréotype négatif) ou l’inverse (stéréotype positif). Alors on obtient les résultats suivants :

  • dans le groupe A qui a subi le stéréotype négatif envers les femmes, les femmes font 42% d’erreurs
  • dans le groupe B qui a subi le stéréotype positif envers les femmes, les femmes font 28% d’erreurs

Lorsqu’on demande aux cobayes si elles ont été influencées par le message stéréotypé, elles répondent que non !

Ce test montre l’impact de la charge émotionnelle sur les performances intellectuelles (une augmentation de la charge émotionnelle va se traduire par une diminution des performances intellectuelles). Voilà pourquoi il est néfaste pour les performances des filles de leur répéter à longueur de journée qu’elles ne sont pas faites pour les sciences…

Cerveaux sexués ou plasticité cérébrale ?

Existe-t-il des variabilités de structure ou d’utilisation du cerveau entre les deux sexes ? Des chercheur·se·s ont fait passer une IRM à des personnes en train d’effectuer du calcul mental : en regroupant des personnes qui ont réalisé les mêmes performances de calcul, on constate que les zones activées ne sont pas différentes selon le sexe des personnes. Plus précisément, on constate que les variabilités entre individus de même sexe dépassent les variabilités entre les sexes. Autrement dit, nous avons tous un cerveau tellement différent de notre voisin·e que les différences qu’on pourrait constater entre les sexes ne sont pas significatives.

1. Comment se construit le cerveau ?

Quelques chiffres : un cerveau humain adulte comporte environ 100 milliards de neurones, et 1 million de milliards de synapses (connexions entre des neurones). Cela signifie que chaque neurone de notre cerveau est connecté en moyenne à 10000 autres neurones quand nous atteignons l’âge adulte.

Les neurones sont fabriqués pendant le développement du fœtus, mais la mise en place des connexions se fait après la naissance. Quand on compare les connexions dans le cerveau de nourrissons à des âges différents, on voit clairement une augmentation de la complexité plus l’enfant avance en âge. En résumé, ce qui est inné c’est les neurones, ce qui est acquis c’est le câblage…

Cela s’appelle la plasticité cérébrale. Cette plasticité est tellement importante dans le développement du cerveau qu’on a constaté que même les vrais jumeaux ont des cerveaux différents (c’est-à-dire câblés différemment).

Le développement du système visuel par exemple peut aider à comprendre le processus de développement du cerveau. Un enfant n’acquiert une vision comparable à celle d’un adulte qu’à partir de 5 ans ; auparavant il lui a fallu des stimuli lumineux pour entraîner son système visuel. C’est la même chose avec le cerveau, il nécessite des interactions sociales, des activités de motricité, des activités intellectuelles pour se développer.

Pour illustrer ce phénomène, on peut citer une expérience faite chez des pianistes : on constate que le cortex dans les zones contrôlant la coordination des doigts et l’audition est plus épais chez ces personnes que chez des non-musiciens. Cela nous permet au passage de constater que le talent musical vient principalement de l’entraînement, et non d’un don naturel à la naissance.

On peut aussi regarder une autre expérience, dans laquelle des adultes ont appris à jongler : 3 mois suffisent pour épaissir les zones concernées par les compétences de jonglage. On remarque également un amincissement de ces zones lorsque l’entraînement est suspendu pendant une certaine période. Cela montre que cette plasticité est réversible.

Une note positive sur le sujet : des études avec des personnes de 60 ans ont montré que la plasticité cérébrale est toujours possible à un âge avancé !

2. La plasticité impacterait la conscience de genre

Un enfant ne commence à s’identifier à un genre féminin ou masculin qu’à partir de 2 ans et demi. Mais auparavant, on a déjà genré son environnement ! (Exemples : la déco de sa chambre, ses jouets sont souvent genrés, les adultes n’interagissent pas de la même façon, etc.) L’identité genrée/sexuée est une construction, pas une donnée à la naissance.

Cela amène à la conclusion que le concept de genre ne nie pas la réalité biologique ; au contraire, la réalité biologique de la plasticité du cerveau confirme que c’est bien un concept utilisable et non une théorie fumeuse qui contredirait la biologie.

3. Le rôle des hormones

Il n’y a pas de relation entre la concentration hormonale et les comportements sexuels (ni les autres comportements). Il n’y a pas non plus de lien entre le sexe et les concentrations hormonales (les hommes ont aussi des hormones dites féminines et les femmes des hormones dites masculines).

Il n’y a pas non plus de loi hormonale qui dicterait les humeurs (en dehors de certaines pathologies particulières). Par exemple, chaque femme (qui a un cycle menstruel) a sa propre façon de vivre son cycle menstruel, il n’existe pas de loi générale qui pourrait s’appliquer à toutes les femmes. De la même façon, on ne peut pas expliquer la violence des hommes parce qu’ils auraient une concentration plus grande en testostérone.

L’importance de la neuro-éthique

L’imagerie par IRM a apporté de grandes avancées dans les recherches scientifiques sur le cerveau, mais pose tout de même des problèmes éthiques :

  • elle incite à réduire la personne humaine à une image colorée du cerveau (réification de la pensée humaine) ;
  • elle induit une fascination pour les images du cerveau, ce qui amène à les considérer comme des preuves scientifiques irréfutables.

C’est pourquoi la neuro-éthique est importante : elle doit 1) éviter les dérives de l’interprétation des images IRM, et 2) éveiller les chercheur·se·s sur l’impact de leurs travaux dans un contexte social et politique.

En effet il ne faut pas laisser nos préjugés l’emporter et utiliser la science comme confirmation des stéréotypes.

Au XIXème siècle, des « scientifiques » faisaient des mesures de la taille du cerveau pour montrer que les hommes étaient intellectuellement supérieurs aux femmes, les Blancs supérieurs aux Noirs, les patrons supérieurs aux ouvriers…

Au XXIème siècle, l’IRM nous montre la plasticité du cerveau, mais la persistance d’une idéologie du déterminisme biologique peut nous pousser à tirer des conclusions fausses.

Conclusion : les études scientifiques doivent participer à construire une culture de l’égalité.

Insoumission à l’école obligatoire, Catherine Baker

Insoumission à l’école obligatoire est un essai adressé à la fille de l’autrice, Marie. Baker n’a jamais mis sa fille à l’école ─ et cette dernière n’a jamais demandé à y aller ─ et elle souhaite expliquer ses raisons.

Baker n’a pas non plus fait « l’instruction en famille » à sa fille. Elle ne propose pas une autre forme de scolarisation, mais bien une déscolarisation totale.

Contre tout ce qui est obligatoire

D’emblée Baker précise que son rejet de l’école n’a pas pour cause une mauvaise expérience personnelle de l’école, mais parce qu’elle considère qu’on s’est « servi de notre jeunesse à des fins mercantiles de rentabilisation de notre société ».

Pour autant, elle n’invalide pas non plus les arguments qui proviendraient d’anciens cancres qui auraient détesté l’école. Je pense qu’elle souhaite surtout balayer tout de suite les doutes qui pourraient pousser les lecteurs·rices à décrédibiliser son propos pour cette raison.

Les enfants vont à l’école parce qu’on les y oblige. C’est la première chose à regarder en face.

Mais le pire, c’est qu’on nous oblige, adultes, à ne pas y aller ! Si elle n’était jamais obligatoire, une école qu’il resterait à imaginer pourrait intéresser l’un ou l’autre à un moment de sa vie.

[…]

Nous refusons tout service national, scolaire ou militaire ; d’abord parce qu’il est obligatoire, ensuite seulement parce qu’il est malfaisant.

Le côté obligatoire de l’école est donc avancé comme raison suffisante de s’y opposer, ce qui correspond à l’idéologie libertaire de Baker. Celle-ci refuse l’étiquette d’anarchiste ; sans connaître très bien ce mouvement, je trouve quand même que ses propos s’en rapprochent beaucoup : elle est contre l’État et toute forme d’institution étatique. Notamment contre les diplômes qu’elle considère comme inutiles et mêmes nuisibles ; elle prône à la place une forme d’apprentissage par un·e maître·sse expérimenté·e à un·e élève motivé·e.

Elle compare les diplômes aux casiers judiciaires ; elle a aussi écrit un livre contre la prison et toutes les formes d’incarcération. On peut lire son manifeste abolitionniste de la prison ici (lecture très rapide). Le parallèle qu’elle fait entre l’enfant et le malfaiteur, entre l’école et la prison, entre les professeurs et surveillants de l’école et les geôliers est frappant : on surveille les enfants comme on surveille les prisonniers.

Contre les canons de la pensée

Baker attaque également le contenu des programmes scolaires, pas tant sur le fond ─ bien qu’elle ne l’approuve pas non plus ─ mais carrément sur le principe. On peut justement y fourrer tout et n’importe quoi, selon l’idéologie dominante ─ comprendre : le bon vouloir du gouvernement.

L’école sait se plier et sait faire plier à toutes les exigences de qui gouverne. Faut-il former des aristocrates ? On forme des aristocrates. Des patriotes ? Va pour les patriotes. Des humanistes ? En voici. Des communistes ? Comment donc. Ces buts répondent à la demande d’un groupe social possédant momentanément le pouvoir politique. Ils ont en commun d’être des buts.

Au contraire, Baker et ses compagnons qui ont déscolarisé leurs enfants ne veulent absolument pas imposer un moule à leurs enfants. Sur ce point, elle rejoint les principes anti-éducatifs et anti-pédagogiques d’Alice Miller.

Les programmes scolaires, c’est un fait, peuvent sembler parfaitement hétéroclites. Va-t’en savoir pourquoi on a tenté de m’enseigner la trigonométrie et pas la médecine, pourquoi j’ai su par cœur le nom de tous les fleuves de Chine sans jamais avoir entendu prononcer le nom du canal près duquel j’étais née, pourquoi on s’est évertué, bien en vain, à m’enseigner trente-six points de tricot mais pas à sculpter le bois. […] Je ne dis pas – oh non – qu’il est sans intérêt de savoir tricoter ou peindre. Je dis que ce qu’on apprend en classe ne répond à rien de rationnel mais surtout – et c’est pire – à rien de volontairement irrationnel.

Le choix de ce que l’on apprend à l’école n’est pas fait pour profiter aux élèves, mais il est fait dans un objectif utilitariste : j’apprend ce qui est considéré comme utile à la société, non ce qui peut m’être utile personnellement ni ce qui me plaît voire me passionne. Et même les matières sélectionnées parce qu’utiles à la société n’ont pas forcément une supériorité incontestable sur d’autres matières non sélectionnées (trigonométrie versus médecine).

Bien que le contenu de l’enseignement ne soit pas, aux yeux de Baker, un point très pertinent dans le débat ─ elle est carrément contre le principe des programmes scolaires, quel que soit leur contenu ─, elle n’est pas d’accord avec les valeurs que le système scolaire transmet, non pas par le biais des programmes, mais par le fonctionnement même de l’école et la discipline scolaire.

On a vite fait le tour des valeurs réelles « objectives » que transmettent la crèche et l’école : l’esprit prévaut sur le corps, le devoir sur le plaisir, l’adulte sur l’enfant, le conformisme sur l’originalité, l’obéissance sur la responsabilité, la répétition sur la créativité.

Certains avancent que le foyer familial est aussi un lieu d’endoctrinement et de coercition, et que l’école permettrait de contre-balancer la famille. Baker y oppose la constatation qu’il lui semble plus facile de se défaire de l’emprise de sa famille que de celle de l’école. Ce passage n’est pas très développé et manque à mon goût d’une analyse plus profonde.

Contre la très manifeste injustice de l’école

Les enfants et surtout les enfants de cadres supérieurs sont vus comme une ressource, un potentiel qu’il faut exploiter au maximum en le mettant à l’école, sans quoi il est gaspillé. Là encore l’autrice proteste contre le fait de projeter des objectifs sur son enfant au lieu de souhaiter son épanouissement, quelle que soit la forme qu’il prend.

Pour montrer l’injustice de l’école obligatoire ─ et soi-disant égalitaire ─, elle cite des statistiques (datant des années 80 mais je doute qu’elles aient beaucoup changé) sur l’accès à l’université selon la profession des parents. Sans surprise, ce sont les cadres supérieurs qui ont le plus de chances de mettre leur enfant à l’université. Elle réfute l’argument selon lequel la réussite scolaire serait impactée par des facteurs génétiques, en citant une étude de Michel Schiff (dont on peut retrouver des résultats ici) qui montre que des enfants de travailleurs manuels adoptés par des cadres ont les mêmes probabilités de réussite scolaire que les enfants biologiques de cadres.

L’égalité des chances à l’école est une illusion : les classes sociales élevées connaissent très bien le système et facilitent la réussite scolaire de leurs enfants en leur faisant sauter des classes ─ il est prouvé que plus un enfant entre en sixième précocement, plus il ou elle a de chances de faire des études supérieures ─, en les mettant dans les classes de « bon niveau » où les élèves font de l’allemand ou du grec…

Pendant ce temps, les classes sociales moins favorisées espèrent encore que l’école favorisera l’ascension sociale de leurs enfants, alors que les statistiques montrent que non seulement ils ont moins de chances de réussir à l’école, mais qu’en outre ils obtiennent généralement des diplômes moins valorisés sur le marché du travail. Et pourtant, la société continue à entretenir l’idée que l’école, si on est suffisamment méritant, est LA voie pour se sortir de sa condition de pauvre ; en corollaire, quand on ne réussit pas sa scolarité, c’est qu’on ne le méritait pas.

Chez ceux qui n’ont pas fait d’études, on croit donc à l’école exactement
comme on joue au tiercé […].

Mais, surtout, la fameuse démocratisation [de l’école] prouve aux plus défavorisés qu’on a tout fait pour eux et que s’ils ratent le passage dans le second cycle, c’est qu’il n’y avait rien à tirer de leur minable cerveau. Ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Contre la trouille

Baker raconte qu’elle a été une élève sage et appliquée, et pourtant cela ne lui a pas épargné de ressentir la peur : elle explique que les humiliations et punitions subies par les cancres la terrifiaient, et qu’elle préférait « ramper » pour se faire aimer de ses institutrices plutôt que de risquer de se faire réprimander. Malgré tout ses maîtresses étaient gentilles et compréhensives ; pas besoin d’être physiquement violent·e pour terroriser une classe d’enfants de sept ou huit ans.

Les élèves sont à la merci de leur professeur·e ; aucun geste, mot ou déplacement ne leur est permis sans l’autorisation expresse de l’enseignant·e.

« Monsieur, je peux faire pipi ?

– Attends la récréation. »

Cinq minutes plus tard :

« Monsieur, je tiens plus.

– Ça t’apprendra. »

Presque toute la classe rit. Le maître, magnanime, prend un air sévère :

« Bon, tu sors. Mais c’est la dernière fois. Et en rentrant, tu me récites la table de sept. Dépêche-toi. »

L’instituteur n’a pas conscience que cinq ou six paires d’yeux dans la classe le regardent avec une sorte d’horreur. Ils savent ce que c’est que l’envie de faire pipi et ils comprennent, de la vessie à la tête par tous les frissons, qu’ils dépendent d’un maître, qu’ils sont comme des chiens, des chiens à qui on fait apprendre la table de sept. Ils sont avec un maître-chien qui les dresse.

On considère qu’il est normal d’exiger des enfants qu’ils obéissent aux adultes sans broncher, qu’ils supportent les humiliations et les règles aussi absurdes que de ne pas pouvoir aller aux toilettes quand ils en ont envie. Si l’on imaginait des personnes adultes dans cette position, le mot « torture » nous viendrait vite à l’esprit… Pourtant, nous acceptons de traiter nos enfants ainsi.

Jamais personne n’oserait s’adresser à un adulte comme on parle ordinairement aux enfants. Fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour, mets pas tes mains, tiens-toi droit, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t’en, reviens vite, m’énerve pas, jette ça, garde-le, éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la bouche, baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t’as pas le droit, c’est pas de ton âge, mets ça, souris, lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout…

Même avec des parents aimants et attentionnés, l’humiliation fait partie du quotidien de l’enfant, que ce soit dans le fait de recevoir des ordres toute la journée ou dans la façon dont sont formulés ces ordres. La punition est elle aussi souvent un traitement rendu volontairement encore plus humiliant.

[…] toute punition se veut humiliante et n’importe quel adulte, comme tout enfant, mourrait de honte si on le fessait cul nu devant trente collègues, n’importe quel adulte rougirait ou pâlirait si on lui faisait remarquer devant ses voisins qu’il ne sait pas grand-chose et n’importe quel adulte aurait envie de tuer si on lui ordonnait de lire à voix haute en public la lettre qu’il écrit à son amante ou amant pendant ses heures de bureau.

L’autrice parle de l’école expérimentale de Summerhill, racontée par Alexander Sutherland Neill dans Libres enfants de Summerhill. Dans cette école, les enfants ont les mêmes droits et le même poids que les adultes et aucune mesure disciplinaire n’est utilisée. Bien que les enfants puissent casser des vitres « en toute liberté «, Baker souligne que ce n’est pas cet aspect qui prouve qu’ils sont libres, mais l’attitude des adultes envers eux : ceux-ci leur laissent de l’espace et les respectent comme ils respecteraient des personnes adultes indépendantes. Les rapports enfants-adultes ne sont pas fondés sur « le droit et la peur, le permis et l’interdit ».

Contre l’oppression des adultes sur les enfants

L’enfant est la propriété de l’adulte. C’est sa petite chose. Il peut en faire absolument ce qu’il veut (sauf le soustraire à l’emprise de l’État qui demeure le Grand Propriétaire).

Baker remet en cause la notion d’enfance (tout comme Christine Delphy) et avance qu’il n’y a pas de différence essentielle entre un enfant et un adulte, et que ce statut d’enfant a été créé pour justifier la prise de pouvoir des majeurs sur les mineurs.

Elle raconte un épisode où elle a voulu offrir une robe à Marie lorsqu’elle avait quatre ans, et celle-ci a choisi une robe jaune que sa mère a trouvée affreuse. Devant l’insistance sa fille, elle achète cette robe jaune qui s’avère finalement lui aller parfaitement et deviendra un des vêtements préférés de sa fille. Baker en tire comme leçon que les enfants savent mieux qui quiconque ce qui leur convient.

Chaque individu a le droit le plus absolu de faire de lui ce qui lui convient. Il n’y a
pas plus d’enfants violents, déraisonnables, peureux que d’adultes violents, déraisonnables, peureux.

Il n’y a pas de raison valable d’accorder de la considération à l’opinion d’adultes mais de tourner en ridicule ou d’ignorer celle des enfants.

Alors que même un mendiant dispose à sa guise de l’aumône reçue, l’enfant ne possède rien en toute propriété ; il lui faut rendre compte de chaque objet mis gratuitement entre ses mains : il ne peut ni déchirer, ni casser, ni salir, ni donner, ni refuser. Il doit l’accepter et s’en montrer satisfait.

Janus Korczak, Comment aimer un enfant

À cet extrait, Baker ajoute « y compris son corps ». Car les enfants ne disposent pas de leur corps comme bon leur semble : ils n’ont pas la liberté de déplacement d’un majeur, le droit de dire ce qu’ils veulent (des gros mots par exemple), le droit de se salir… Ou plutôt, ces droits leurs sont accordés au bon vouloir de leurs parents, plus ou moins permissifs selon les familles.

Le sentiment de dépendance envers les adultes est également très dévalorisant. Les enfants n’ayant pas le droit de travailler pour gagner leur vie ou même se faire de l’argent de poche, ils n’ont pas d’autres ressources financières que celles que leurs parents ─ et parfois d’autres membres de leur famille ─ acceptent de leur fournir.

On a tant de mal à se remettre dans la peau de l’enfant qui dépend complètement des grands. Attendre… Attendre le bon plaisir du prince… Quoi qu’on veuille se procurer, il faut demander, toujours réclamer, faire des minauderies, promettre d’être sage, de ne pas abuser. Et toujours s’exposer au refus. Quémander vous rend avide.

Pour cette raison, l’autrice proteste contre l’interdiction du travail des mineurs. Dès lors qu’un adulte peut travailler s’il le souhaite, un enfant devrait pouvoir le faire également, tant que c’est l’enfant qui en exprime l’envie et qu’il n’y est pas forcé par ses parents. Cependant, elle ne veut pas militer pour un droit au travail car pour elle le travail pose le problème de l’exploitation ─ par un employeur ou par les parents. La seule façon d’échapper à cette exploitation est d’abolir le travail salarié et d’assurer un revenu fixe que chaque enfant gère lui-même ─ au lieu que les allocations familiales soient encaissées et dépensées par les parents. Je ne sais pas si en 1985 on parlait de revenu universel ou de revenu de base en France, mais la première mention de ce concept par Thomas More date de 1516. On peut supposer que c’est à ça que pense Baker quand elle parle d’un minimum de revenus fixes, et contrairement à un grand nombre des partisans du revenu de base, elle ne propose pas d’octroyer une somme différente aux mineurs et aux majeurs.

Un peu plus loin, Baker utilise l’expérience de Milgram pour illustrer le fait que lorsqu’on apprend aux enfants à obéir et à se soumettre aux figures de l’autorité, on les prépare à « tout accepter indépendamment des contenus idéologiques » et donc à l’acceptation de la dictature. On retrouve encore une fois un raisonnement très proche de celui d’Alice Miller sur la naissance du Troisième Reich favorisée par l’éducation autoritaire du début du XIVe siècle en Allemagne.

Contre les maîtres

Les enseignants jouissent selon Baker d’un sentiment de supériorité, car ils sont « ceux qui savent » et qui dispensent leur savoir. Ce chapitre est consacré à défaire l’image glorifiée de l’enseignant qui exerce une profession éminemment utile à la société. Les professeurs sont décrits comme idiots, incultes, suffisants et « neuf enseignants sur dix sont des minables ». Cela sonne comme une attaque personnelle qui ne peut convaincre que ceux qui sont déjà d’accord avec Baker.

Cependant il y a quelques arguments plus étayés que l’on peut retenir. D’abord, le recrutement d’un·e enseignant·e ne sont pas adaptés : pas besoin d’être un expert dans une matière pour enseigner ladite matière, ni même de s’y intéresser ou de l’apprécier. Ensuite, ils sont enfermés dans un programme imposé, qui leur fournit un confort intellectuel car ils n’ont pas besoin d’y réfléchir. Il leur suffit de faire rentrer les élèves dans le moule voulu par la société. Enfin, leur position d’autorité dans la classe leur permet de tyranniser et de manipuler leurs élèves.

Surtout, il est impossible pour un·e enseignant·e de protester contre les méthodes et les programmes imposés par l’Éducation Nationale. Baker cite l’exemple d’un professeur de philosophie renvoyé du lycée où il enseignait car il n’imposait aucune règle en classe, n’empêchait pas les élèves de se lever ou de sortir quand ils le voulaient, ne faisait pas l’appel, etc.

Contre la confusion entre apprendre, savoir, connaître

L’école ne serait pas seulement inefficace mais carrément nocive à l’apprentissage. Entraîner les enfants à obéir et à apprendre par cœur tue leur capacité et leur envie d’apprendre vraiment en étant curieux·ses.

La connaissance n’est pas quelque chose qui est reçu de l’extérieur ; elle est construite par l’enfant de l’intérieur. En outre, l’apprentissage doit se faire librement, par la volonté de l’apprenant·e, à n’importe quel âge et de la façon dont il ou elle l’entend. L’apprentissage forcé de l’école ne fait que détourner l’attention des enfants sur des choses qui ne les intéressent pas souvent et de les dégoûter d’apprendre.

Tout être, enfant ou adulte, a besoin d’avoir un libre accès aux documents, aux méthodes et techniques d’apprentissage, aux personnes compétentes, dans tous les domaines. Nous ne prétendons pas ingurgiter les encyclopédies mais nous laisser imprégner par tout ce qui nous intéresse […].  Je veux pouvoir apprendre ce que je veux quand je veux.

Baker prône plutôt l’apprentissage libre et volontaire ─ demandé par les enfants ─ et enseigné par des personnes passionnées, sans discrimination sur l’âge ou les diplômes ─ car les enfants aussi peuvent enseigner aux autres ce qu’ils savent, et le font souvent mieux car ils n’ont pas ce statut d’autorité qui annihile toute pensée critique de l’apprenant et qui l’oblige à « savoir sans comprendre ». Au contraire, Baker est persuadée qu’apprendre ne peut se faire qu’en rejetant toute autorité, tout dogme, en faisant usage de son esprit critique à tout moment et en reconnaissant la « fragilité de tous les savoirs ».

La transmission de la passion est plus importante que le savoir académique, et chaque enfant pourra chercher lui-même les réponses à ses questions. À l’inverse, l’école pousse les enfants à chercher la réussite plutôt que la compréhension, et a tendance à décourager et humilier les personnes qui ne réussissent pas leur scolarité, donc à détruire leur confiance en elles et les dégoûter de l’apprentissage.

Baker distingue le savoir de la connaissance :

Savoir est de l’ordre des acquisitions, lesquelles sont fixes et limitées. Connaître est un mouvement de l’être vers le monde : une venue au monde dans la conscience qu’on fonde un rapport, un lien avec lui.

Contre l’assujettissement du sexe mineur

Baker rejoint les idées de plusieurs défenseurs des droits des mineurs sur le fait qu’il n’y a pas de raison d’interdire aux enfants le droit d’avoir des relations amoureuses ou sexuelles entre mineurs. Mais elle va encore plus loin en affirmant la même chose à propos des relations entre mineurs et majeurs. Ses arguments sont les suivants :

  • quand ils sont confrontés à la vie sexuelle ─ voire amoureuse ─ de leur enfant, les parents réagissent « en propriétaires jaloux » : encore une fois, les enfants ne possèdent rien, pas même leur propre corps ;
  • la société considère que les enfants n’ont aucune libido avant la puberté, or ce n’est pas vrai, la pression sociale leur intime d’être abstinents mais certains enfants ont bien une activité sexuelle avant leur puberté ;
  • l’illégalité des relations sexuelles entre enfants et adultes ne protège pas les enfants des violences (Baker est même anti-lois de façon plus générale) ; d’ailleurs, le fait que des femmes soient violées par des hommes n’a pas donné lieu à une interdiction de relations sexuelles entre les hommes et les femmes.

Autant je peux la suivre sur la question des relations sexuelles entre mineurs, autant ses arguments ne tiennent plus dès qu’elle aborde la question des relations avec des personnes majeures.

Ce chapitre est clairement une apologie de la pédophilie. Baker va jusqu’à encenser les éducateurs de l’affaire du Coral (abus sexuels sur mineurs) et insiste sur le fait qu’ils ont eu raison de ne pas refuser l’affection aux enfants de l’institution. Sept personnes ont été condamnées à la suite de cette affaire ; mais Baker considère quand même que la retenue habituelle des professionnels travaillant avec des enfants et le refus de tendresse sont aussi graves qu’un viol.

Baker consacre tout un passage à déplorer le fait que «  les soi-disant amants des enfants soient en fait pratiquement toujours des pédérastes. Infiniment peu de petitefillophiles ». Elle ajoute que le corps des petites filles n’est pas « habituellement perçu comme désirable », et s’insurge de cette invisibilité des petites filles qui serait une forme évidente de misogynie… Toutes ces affirmations sont données sans aucune source et me semblent complètement fausses.

En résumé elle n’aborde pas du tout la question de la manipulation possible d’un enfant par un adulte en vue de le faire « consentir » à un rapport sexuel, et ne parle du viol que pour le minimiser et en faire presque un dommage collatéral un peu désagréable.

C’est dommage car il y a des pistes intéressantes sur le fait qu’on considère à tort que l’amour parental n’a jamais de composante sexuelle ou amoureuse, et sur le fait que les parents, reconnus comme « propriétaires » des enfants, peuvent les traiter comme des objets même sans qu’il y ait abus sexuel. Malheureusement il est assez difficile d’extirper une réflexion consistante de ce chapitre émaillé de passages pro-pédophiles.

Contre le manque à vivre

Quoi de plus personnel que le temps ? Disposer de mon temps, c’est disposer de ma vie. Dans le langage le plus commun, être libre, c’est avoir du temps à soi.

L’école vole la chose la plus précieuse pour les enfants : leur temps. Cela force les parents à imposer un rythme artificiel à leurs enfants, en les obligeant à se coucher et se lever tôt, alors que tout le monde ─ enfants comme adultes ─ n’a pas forcément le même rythme de sommeil et d’éveil.

Mais ce temps passé à l’école est surtout synonyme d’un ennui incommensurable. On exige des enfants qu’ils soient assis à longueur de journée sans pouvoir se lever à leur guise, et à écouter un cours qui ne les intéresse pas forcément. Même pour un·e adulte, on considère qu’il est difficile d’être attentif·ve et de travailler huit heures dans une même journée, sans compter les pauses et les moments de distraction.

Contre la normalisation

Baker refuse l’idée qu’un enfant n’est qu’un futur adulte et que l’éducation est là pour le faire rentrer dans le moule des grandes personnes. Elle est foncièrement contre une vision utilitariste de l’école.

L’idée-force de toute éducation, c’est que l’enfance est un état d’imperfection. L’âge tendre serait le stade de préparation à la vie réelle. Avant, ça ne comptait pas. C’est à l’éducateur donc de former l’enfant à son rôle d’adulte, afin qu’il se montre utile à la société, le moment venu.

En évitant l’école, elle pense que les enfants ne seront pas socialisés de force, mais cet argument ne tient pas : toute personne élevée dans une certaine société sera socialisée, d’une manière ou d’une autre. L’être humain est forcément social, ou bien il n’est pas un être humain (voir Delphy à ce sujet). Il est illusoire de vouloir préserver les enfants de toute socialisation, et donc de toute normalisation. Ce que peut faire Baker en revanche, c’est une socialisation différente, une normalisation moins contraignante.

Ce que j’en pense

Malgré ses protestations, Baker n’est pas complètement « hors de » l’école. Son manifeste expose longuement ses arguments contre (et selon ses propres dires « contre » n’est pas « hors de »), et donne peu de pistes pour imaginer une vie sans école. Ce n’est pas un livre pour des parents en recherche d’inspiration pour construire une autre vie pour leurs enfants.

Par contre c’est un texte qui donne beaucoup à réfléchir sur les rapports de domination des adultes envers les enfants, dont l’école fait partie. Ce livre déconstruit beaucoup de nos constructions sociales, sans en proposer d’autres à la place (totalement cohérent avec les propos de Baker puisqu’elle est libertaire). Tout est à construire ensuite sur des bases de respect mutuel.

J’ai trouvé les arguments de Baker souvent valables et cela m’a beaucoup fait réfléchir à mon rapport à l’école. Mais cet essai n’est pas très bien structuré, il y a beaucoup de redites à travers les chapitres (et le chapitre sur la pédophilie jette le discrédit sur le reste du texte). Baker parle très peu de situations concrètes de sa vie avec sa fille ; excepté le fait qu’elle ne l’ait jamais obligée à aller à l’école, on ne sait pas vraiment comment elle a appliqué ses principes idéologiques dans la vie quotidienne et on peut douter de leur faisabilité.

Note annexe : l’école de Summerhill que Baker cite tout au long du livre m’a rappelé La maison dans laquelle de Mariam Petrosyan, où les pensionnaires disposent en pratique d’une liberté quasi-totale et où les adultes sont très peu présents.